#537
il m’aura fallu plus de quatre ans pour oser prendre la parole sur les nuits échouées en tant que personne. Pour parler en mon nom, en mon corps, il a fallu d’abord chercher où j’étais. Trouver un soi où loger sa parole passe par quelques métamorphoses. Combien de visages, de personnages ai-je incarnés ? En ce moment même, je prétends écrire en mon nom, mais avec la sensation tenace de ne pouvoir entièrement échapper à la fiction. Chaque billet publié est une énième tentative d’identité sous laquelle oser s’adresser à l’autre. J’écris ici comme on creuse un tunnel entre soi et le lointain. Une voix avance dans les phrases, quand tout de l’homme s’absente, sauf sa conscience, nue de toute pensée. Plus que l’être là, plus que sa présence organique dans la fureur de la ville. Je ne dis pas « ma ville», la mienne. Elle appartient tout autant à un autre. Personne ne peut s’approprier une ville, aucun titre, aucune idée de livre ne justifie une telle prise de pouvoir. Autant de villes dans une ville que de solitudes en elle. J’habite à Saigon, certes, mais le nom n’a pas d’importance. Je suis juste dans un coin du monde où j’ai pris l’habitude d’écrire. Rien de plus. Ça pourrait être ailleurs. Je dérive dans les rues comme dans l’écriture, mes itinéraires sont restreints, toujours les mêmes. Nul besoin d’explorer, l’immobilité voyage tout autant. Aucune habitude ne tue une vue. Un jour, un lecteur a confondu Bangkok avec Saigon. Peu importe le lieu où je suis, la ville que je saisis est toujours la même, celle en moi. Je ne nie pas pour autant la réalité. Elle façonne aussi ma perception des choses. Toute fiction, aussi fantastique soit-elle, est entretien avec le réel
le bruit du monde pénètre dans l’écriture telle l’odeur du café dans le rêve qui se réveille. La conscience reprend le dessus. Je suis un parmi d’autres, habitant d’une ville qui porte un nom, qui se situe dans un pays, une ville qui possède des coordonnées géographiques, qui subit des politiques, des guerres, une ville qui a une langue, une langue que je parle un peu, que j’écoute beaucoup et qui se propage aussi dans l’écriture. La ville m’apprend aujourd’hui que noix se dit en vietnamien cerveau de chien (“Quả óc chó”)
malgré les habitudes, les allers-retours quotidiens, après dix ans passés ici, tout mètre carré de trottoir se renouvelle en permanence. La ville va plus vite que le temps : jamais le même visage, la même chemise, jamais la même façon de regarder droit devant au feu rouge. Humains, voitures et motorbike passent, dans les sables mouvants de mon immobilité. J’essaie, à travers le réceptacle que je suis devenu, de donner la parole à la ville uniquement. Là par exemple, à l’instant, une mendiante m’a tendu sa casquette, son bébé dans les bras, la voix agacée et fatiguée. J’ai à peine levé les yeux sur elle qu’elle devient écriture. Je dis non. Et retombe dans l’écran de l’iPad tremblant sous mes doigts. Rien n’arrête la marche des mots. Je suis parfois malade d’écrire ainsi. Une seule nuit échouée est le lieu de tant de lieux différents, de trajets entre chacun d’entre eux. Les trajets sont importants. Il font partie du flux de l’écriture. Je souhaite que le livre à venir préserve ce mouvement. Celui entre la ville, l’homme et la lumière. J’éprouve de grandes difficultés à le composer. Là est peut-être l’erreur. Ce n’est peut-être pas nécessaire. Me demande si je ne suis pas en train de détruire le texte. Ce que j’écris en cet instant même appartient à ce livre là aussi. Je veux dire qu’un livre, aujourd’hui, c’est peut-être ça, ce flux qu’on devient avec l’outil en main qui travaille
le livre à venir est peut-être une suite d’échec de tant d’autres livres avortés. Mort-nés. Tout comme la ville, qui ne cesse de faire apparaître et disparaître quelque chose, à un rythme bien plus effréné que celui des vagues. Il faut garder le caractère d’apparition de l’écriture, la laisser vivre sa vie, avec le lecteur. Être sans me soucier de savoir qui je suis. Laisser les mots m’écrire, m’échapper, me refaire le portrait, un portrait mouvant qui n’éprouve plus de gêne à dévoiler ses traits. Aujourd’hui, je rapièce mon identité fragmentée pour incarner une sorte de moi, un moi moins hypothétique que par le passé. Je crois qu’une crise pronominale profonde s’achève ici. Je suis donc quelqu’un, aussi vague soit-il : un père au visage d’enfant, un mari ignoré, un amant aimé sur lequel on jouit, un prof devant lequel on baille, un passant qui marche un Ipad dans les mains, une ombre sur les pavés, une silhouette parmi d’autres dans un carré, ouvert sur la rue
j’ai rêvé que ma mob’s s’envolait dit la ville en se frottant les yeux.
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