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J’ai vécu la moitié de ma vie. Je m'en irai à 84 ans, peut-être même avant. Dans ma famille, on ne s'attarde pas ici. Et on part quand on le décide. Sans laisser de traces. C’est pour ça qu’à mon âge, mon grand-père, puis mon père, préparaient déjà leur départ, déterminés à ne pas être un fardeau. Vers Ly Kiệt, malade, avait tout arranger avant de s'isoler dix ans dans sa chambre, vêtu d'un peignoir et d’un pyjama, évitant autant que possible les visites médicales, désirant attendre la mort en paix, sans rencontres obligées, sans parole pour sa femme, ni son fils ainé qui à plus de 50 ans vivait encore là, toujours la porte fermée, se laissant tranquillement consumé par le cancer, et l'amertume de l'exil forcé. Quelques livres de poésie de la Chine ancienne sur le bureau, à côté des pilules et du verre d’eau. Ly Thắng, quant à lui, s'est empressé de régler sa succession et tous les documents nécessaires pour simplifier les choses à ses enfants. Il n’a ni compagne, ni ami. À la mort de sa mère, il a rompu avec sa fratrie, pour préserver sa descendance de toute querelle familiale issue d’un Vietnam qui n'est plus. Son enfance et toute son histoire ont disparu avec le nom de son village de naissance, renommé depuis. Un jour, au jardin à Toulouse, voyant un vieux en fauteuil roulant poussé par sa fille, il m’avait dit, le regard presque dégoûté : «— jamais tu ne me verras comme ça.» Il finit à présent sa vie seul dans sa ferme, avec pour compagnie les bêtes de passage. Il mourra probablement comme un lièvre dans le champ. Et si un accident l’handicapait d’une manière ou d’une autre, il a collecté, depuis plus de vingt ans, par précaution, un Tupperware de médicaments dont la dose suffira amplement pour ne jamais se réveiller.

J'écris ces mots depuis Hô-Chi Minh-Ville, en ce 28 avril renouvelé. Le Saigon de Kiệt et Thắng n'est plus, peu subsiste du Saigon de Duras, celui du Barrage, de l'Amant. J'ai vécu deux ans à l'Eden cinéma, il y a 15 ans, devenu une galerie marchande délaissée, un refuge pour chats errants et toxicomanes, avant sa destruction, alors que nous y résidions encore.

Je ne suis pas venu chercher le Saigon de mes ancêtres, je ne suis pas ici pour quérir mes racines, ni mon identité. Au contraire, je suis venu sous ce prétexte pour me perdre. Hô-Chi-Minh-ville est devenue ma terre d'écriture. Et ce lieu n'appartient pas à celui qui profère le "je" en cet instant. C'est un bassin de fictions à forger, dénué d'histoire, de mémoire familiale, un espace où le présent n'est plus un passé en devenir, mais des instants à saisir vivants, comme on avale le cœur palpitant d'un serpent dans l'alcool de riz. Cette image est-elle assez exotique ? Ce matin, un lecteur m'écrit : « Joyeux anniversaire. On ne se connaît pas, mais ta plume m'émeut, son mystère asiatique est si envoûtant... »

Si vous saviez où vous pourriez vous le mettre, ce mystère asiatique, qu'il vous brûle la gorge, vous ronge les entrailles et ressorte par votre anus tel un piment éventré... Je vous l'écris, dépourvu de chapeau conique, sans encens parfumant l'air, de là où l’odeur des fruits diffère des vôtres... Je vous laisse vous asphyxier avec votre romantisme folklorique et me bloquer à jamais.

« Ce que j'écris s’écrit n’importe où... »

J'écris d'une ville résolument capitaliste. Mon grand père n'en serait point chagriné. Il ne pleurerait pas les fleuves avalés par les nouveaux quartiers, l'éclipse du français, ni la transformation du centre historique en un dédale de centres commerciaux et de banques, ni l'abandon du cercle sportif Saigonnais. Pas de nostalgie. Lui, contraint à l'exil pour sa "collaboration" avec les Français, se réjouirait des tours de verre qui s'élèvent. 

Je suis là, assis dans le courant d'air, témoin des caprices du thermomètre. Hier, le mercure grimpait à 42 degrés, une chaleur qui se collait à la peau, lourde, presque obscène, comme l'étreinte d'un corps étranger dont on se serait, après coup, volontiers passé. Était-ce désiré ? Ces 42 degrés, peut-être un rappel de mes 42 ans, âge que j'oublie de compter habituellement, mais qui cette année, me frappe avec la force d'une révélation. Je ne me sens pas vieux, non, mais éveillé d'un long sommeil, conscient, tout du long, de m'être moi-même plongé dans cette léthargie. Comme on diffère l'écriture d'un texte. Comme on boit un verre, puis un autre, pour boire encore.

Je regarde ma fille, qui a fêté ses huit ans il y a deux semaines. Elle joue avec son amie, m'ignorant complètement. Elles parlent en anglais, toutes deux franco vietnamiennes. Elles préfèrent parler anglais ensemble. C’est notre langue à nous me rétorquent-elles. À table, nous parlons viet. Il y a encore quelques mois, ma fille en était incapable. Deux années à l’école française ont suffi pour qu’elle rejette sa langue maternelle, pour qu’elle la trouve ennuyeuse, pour finir à n’être copine qu’avec des français… 

Près de 3000 euros perdus après, après lesquels je courrais encore quelques années, prix de l’escroquerie d’une école française qui refusera de nous rembourser (peut-être le prix de la prise de conscience), huit mois après une année scolarisée passée dans une école bilingue anglaise et vietnamienne, ma fille parle trois langues, lit en riant En attendant Godotle soir, le club des cinq aux toilettes dès le matin, me questionnant sur certains mots de vocabulaire, le vieil homme et la mer en anglais quand elle le sent, récite des poèmes en vietnamien... Et là, aujourd’hui, il y a quelques heures, on parlait tous viet ensemble, au déjeuner, dans le district 7 d’HCM ville, ou il fait toujours 42 degrés.

Il n'y a pas si longtemps, ma fille vérifiait toujours où j'étais. Aujourd'hui, elle me demande déjà de ne plus l'accompagner. Et elle a bien raison... Observer un enfant grandir au jour le jour, c'est comme fixer constamment sa montre, et que chaque seconde ne se ressemblait pas. Avant, le temps était répétition, succession de secondes qui s'annihilaient. Aujourd'hui, chaque seconde est unique et a une fin, une fin qui me fait penser que dans quelques anniversaires, ma fille sera déjà partie, loin de chez moi…

En 42 ans, j'ai publié à l'âge de sept ans une fiction de quelques lignes dans une revue de nevrosés, rappé dans deux compilations de hip-hop français, écrit un livre chez un éditeur courageux désormais disparu. J'ai échoué à terminer mon second ouvrage, tant retravaillé qu'il s'est volatilisé. On m'a fait l'honneur de publier mes textes là où cela comptait pour la pratique. Mon blog, autrefois vivant, est aujourd'hui un fantôme. Je crée des longues vidéoécritures, sans autre ambition que celle de faire... Mais pour combien de temps encore ?

À ce jour, je sens que j'ai manqué ma vie d'écrivant, qu'elle aurait pu être différente... Les contingences matérielles, les choix de vie ont tout emporté. L'enfance qui me restait s'est évanouie, remplacée par une amertume que je voudrais dissiper. Mais les jours qui déferlent, le travail, les obligations, sont autant d'excuses pour ne pas écrire. Pourtant, rien ne devrait empêcher l'écriture.. Même le bruit. S’il faut écrire parmi le bruit des enfants, écrire avec eux, rien ne peut empêcher d’écrire. Rien n’empêche la pluie de tomber…

Il est si difficile de confier un texte en cours. Peur que des yeux étrangers se posant sur le chantier parasitent à jamais tout ce qui est en train de se jouer d’intime dans la langue… J’ai reussi à confier mon second livre à une seule personne : Philippe Rahmy. Avec une immense bienveillance, il m’avait ecrit en partie ceci : 

(…) Il y a un frein dans ton écriture, ta voiture avance avec le frein à main tiré. Une peur, comme le désir de bien faire, comme le regard réflexif sur ton propre travail, alors que tu es en train d'écrire, et qui surveille le libre élan de tes mains. On sent que tu penses en écrivant. Ça, je crois qu'il faut le gommer. Tu sais comment. Bien sûr que tu le sais. Les textes que je connais de toi se lancent et avancent avec autorité, ils tremblent, oui, comme il se doit, mais ils produisent l'éclair d'une formulation qui se jette en s'oubliant. Voilà, je crois, ce qu'il faudrait encore améliorer. Réécrire ton texte avec insouciance, en oubliant tout, dans l'élan (…)

Ses mots étaient les clés que je cherchais. Et elles étaient depuis tout ce temps dans ma poche. Le courrier m’avait frappé par sa fraternité et sa justesse. Tout en évoquant sa pratique à lui, ses éclats de singularité dont il cherchait lui-même à en baliser ses textes. Il m’avait complètement débloqué. J'étais si impatient de lui renvoyer le même texte, mais filant à toute allure, comme une mob’ au moteur trafiqué dans la nuit saigonnaise. Mais alors que le texte prenait son élan, j'ai appris sa mort, en un message... Celui que je pensais être le lecteur de confiance avait disparu en un instant, réduit à un post dont je ne me souviens même plus de l'auteur. Le jour de sa disparition, je suis allé retrouver sa langue, celle de ses livres, pour retrouver sa voix, me sentir accompagné… et en le lisant, continuer à m’adresser à lui.

J’ai par la suite pensé à d’autres à qui confier, parfois, les textes que j’etouffe de travail… Noëlle bien sûr, avec qui le temps, la distance et les tentatives avortées nous ont peu à peu séparé… et puis la crainte d’encombrer…


Quand j'ai commencé à bloguer, l'écriture était encore un acte solitaire, un dialogue entre l'écrivant et le vide, un espace où les mots pouvaient résonner sans écho immédiat, sans la cacophonie des likes et des commentaires, en faisant l’expérience de la publication. Je suis lu par des personnes que j’estime, et dont le travail est écho direct au mien. J’y ai fait (et y fais encore) de belles rencontres. Même ici, l’écriture peut encore mûrir, se développer dans l'ombre, avant de rencontrer un lecteur, un lecteur qui lit avant de réagir. Car il faut se séparer de la course à la reaction d’ici. Et si je fais des videos écriture interminables, c’est n’est pour faire fuir ceux qui n’iront pas jusqu’au bout mais parce qu’elles sortent ainsi. Je ne choisis pas la forme de ce qui sort. Que ce soit lu (ou vu) ne m’appartient plus. C’est entre l’écrit et le lecteur. Et la presence du lecteur doit rester trouble. Je n’écris pas sans adresse, mais cette adresse n’est pas seulement quelqu’un, je m’adresse autant aux morts qu’aux vivants, autant aux autres qu’à la nature, autant au lecteur qu’à l’ecrivant, autant à la ville qu’au desert. Je parle au vide immense qui semble parfois écouter, il ne faut pas laisser quoi que ce soit trahir le caractère mystique de l’acte même d’écrire. Une fois les mots adressés, je veux préserver le doute d’avoir été écouté ou jeté dans le néant… 


Il faut en finir avec ce texte impromptu…Pour quelles raisons j’écris ça  ? Cracher ce qui pèse sur le ventre en ce 28 avril. Pour en finir avec ici. Et ne pas parasiter la joie de Pierre-Emmanuel, qui a la joie de vous annoncer la naissance de son petit frère, en ce 28 avril 1982, sans même mentionner le nom de sa mère sur le faire-part.

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