#464

(ma résidence numérique chez Noëlle Rollet continue ici)


est-ce que je te fais mal quand je te change, est-ce que tu aimes quand je te donne le bain, est-ce que je te donne assez souvent la main, est-ce que je t'embrasse trop, ou pas assez, est-ce qu'il faut venir à ton secours ou te laisser un peu pleurer, est ce que tu m'excuses d'être parfois fatigué ? est-ce que tu te sens en sécurité quand je te tiens ? est-ce que tu aimes quand je te berce ? est-ce que tu aimes ma voix qui chante, ma voix qui lit des poésies, celles apprises quand j'étais enfant, un poème en particulier, poème appris par coeur pour toujours. Si un jour j'oublie ce poème, si un jour je suis soudain incapable de le réciter, ça voudra dire que toute enfance en moi est morte, le poème que je te chuchote à l'oreille tous les soirs pour te calmer, c'est " l'alphabet " de Sully Prudhomme, j'ignore tout de l'homme, je n'ai jamais rien lu d'autres de lui, uniquement ce poème :

Il gît au fond de quelque armoire, 
Ce vieil alphabet tout jauni, 
Ma première leçon d’histoire, 
Mon premier pas vers l’infini. 

Toute la genèse y figure ; 
Le lion, l’ours et l’éléphant ; 
Du monde la grandeur obscure 
Y troublait mon âme d’enfant. 

Sur chaque bête un mot énorme 
Et d’un sens toujours inconnu, 
Posait l’énigme de sa forme 
À mon désespoir ingénu. 

Ah ! Dans ce long apprentissage 
La cause de mes pleurs, c’était 
La lettre noire, et non l’image 
Où la nature me tentait. 

... si je te récite ce poème inachevé, c'est qu'on me l'a appris ainsi à l'école, amputé de quelques vers. Les strophes inconnues me semblent d'ailleurs étrangères au poème. Ce poème s'arrête au vers jusqu'où je l'ai appris, il y a près de... vingt-cinq ans. Mon enfance s'éloigne gravement. D'elle plus rien ne me revient, reste juste ce poème et quelques chansons, je ne sais plus d'où viennent les vers, les airs appris par cœur pour le reste de ma vie, qui sortent de ma bouche instinctivement, comme un souvenir échappé de la voix, un bout d'enfance dont il ne reste que la mélodie. Mon enfance est en moi, partout et nulle part à la fois, elle est encore dans certains gestes, certains airs, mais elle n'a plus produit de souvenirs conscients depuis bien longtemps. Mon visage juvénile ment l'adulte perdu à l'intérieur, mes traits font peut-être mentir la nature, mais pas ma nature personnelle, l'enfance en moi est très loin, au fin fond de l'imaginaire.

Chaque jour est une nouvelle rencontre avec toi, chaque minute te fait grandir, je compte les jours de ta vie, commence à décompter les miens, l'adolescence est morte, je vieillis et tu ravives mon enfance ma fille, oui tu m'apprends à jouer, à toucher, à frapper, un regard sur toi Isabelle, et je désapprends tout ce qui fait de moi un homme, je suis des yeux l'évolution des gestes qui chaque jour deviennent les tiens, je lis tes mouvements, ton corps qui bouge est écriture en cours, écriture de celle que tu deviens, à chaque première fois, tes premiers rires francs, tes premiers cris de joie, tes premiers moments de solitude, seule sur le tapis de jeu, tes premiers rêves agités, ton premier rhume, ta première fièvre, tes premiers silences, ton premier regard à la fenêtre, ton premier geste violent, ta première caresse, ta première blague, ta première façon de mentir en pleurant, ta première façon de dire "non" en t'étirant le corps d'un râle plaintif, comme pour dire que tu étouffes, comme pour dire laissez-moi la place d'exister, tes premiers souvenirs Isabelle, tu te souviens de moi désormais, quand je rentre à la maison, tu me reconnais quand je rentre du travail, tu me souris, parce-qu'on se connait mieux depuis quelques temps, un peu mieux, on reste encore un peu étranger l'un à l'autre, cette distance ne me déplaît pas, nous en avons peut-être même grandement besoin, pour continuer tranquillement à nous rencontrer.


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