#492


la ville intérieure


(pour l'inconnu)

Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’en voyageant on écrit, on ne fait que plaquer des mots sur le mot voyage, on cherche à désaltérer sa soif de chocs, de dépaysement. La ville est une fiction, la fiction qu’elle porte à son insu. Je ne peux écrire la ville inconnue avec précipitation, sans cesse en mouvement, sans silence, sans vide, j’ai besoin de vide, de l’espace d’un livre en moi pour écrire la ville. Un livre qui s’ouvre, encore vierge, qui découvre la ville qui mot après mot se construit sous mes yeux, un livre qui ne désire pas explorer le monde, mais son regard sur le monde, un livre qui remet en question ma propre façon de l’habiter, un livre sans aucun exotisme, un livre pas étranger au monde mais à son auteur. Un auteur sans nom, sans patrie, pas un explorateur du monde, mais quelqu'un qui explore le monde en soi, en route vers l’homme terré en lui. Laisser la parole à la ville, l’accueillir, intérieurement, intimement. Devenir le lieu d’écriture de la ville en s’absentant aussi loin que l’absence de soi le permet. Ne pas écrire trop vite donc, ne pas écrire la surface, les différences évidentes, ne pas écrire le dépaysement mais au contraire prendre le temps d’assister à son effondrement. Attendre. Parfois longtemps. Vivre l’ennui des saisons qui passent, épuiser l’inédit, distinguer le même sous l’apparat du différent. Certes l’ailleurs n’est pas sans visage, il a une peau, une haleine, certes l’ailleurs est culture, cuisine, costumes, coutumes, croyances, légendes, histoires de guerre, certes l’ailleurs est beau, bon, laid, sale, bruyant, calme, parfois la main sur le cœur, parfois arnaqueur, certes il est eau, air, feu, pierre, ciment, plastique, plâtre, bois, tôle, fer, sable, poussière, fumée, certes l’ailleurs est par endroit spectaculaire, pittoresque, certes l’ailleurs a goût de chien, chat, rat des champs, larves, insecte, certes l’ailleurs a des textures, croustillant, bouillis, croquant, farineux, liquide, grillé, saignant, visqueux, certes l’ailleurs murmure, parle, hurle, aboie, miaule, rugit, certes l’ailleurs racle un mollard, rote, se gratte les fesses, se cure le nez, certes il fait un bruit de machine, de pluie qui tombe, de cloche, de gong, de court-circuit, certes l’ailleurs semble autre à première vue. D’où mon besoin de prendre le temps, d’épuiser l’ailleurs, ne plus déguiser mon ennui en visite, en exploration, démasquer l’illusion de découvrir, de dénouer et peut être, une fois assez neutre, assez seul dans sa langue, je serais capable d’écrire la ville qui m’attend. Celle où je m’apprête à partir à nouveau, pour la toute première fois. Sur ce bout de trottoir. Là. Maintenant. Je pars dans une ville qui n’a pas encore de nom, je ne pars pas en quête d’ailleurs, je pars nulle part voir ailleurs si j’y suis, avec l’absence du lecteur pour seule compagne. Il est là, en ce moment même, il m’écoute, témoin de la parole qui m’échappe, je sens sa présence à chaque ligne, je lui parle, il est, le temps d’une lecture, l’âme réfugiée dans la ville que je suis.Rester silencieux et écrire, commencer, là est le voyage le plus dépaysant, le plus difficile, le plus cher aussi, parce qu’il faut que ça coûte quelque chose, quel que soit ce qu’on écrit, ça ne peut pas être gratuit, ça se doit d’être cher, plus cher qu’un vol long courrier, qu’un ticket de bus, qu’un bol de soupe, plus cher qu’un livre en librairie… Écrire un voyage avec le sentiment qu’il n’a jamais eu lieu. Écrire un souvenir inventé de toutes pièces. Écrire un rêve jamais fait. Écrire le souvenir d’un type parti un matin, à la recherche d’un lieu où écrire.

(texte initialement publié chez l'amie)

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