#351



Tu regardes ton visage adolescent de plus de trente ans. Tu n'y vois pas le reflet d'un père. Tout juste celui d'un enfant qui s'apprête à avoir un enfant. Tu n'y vois pas non plus le reflet de celui en train d'écrire ces lignes. Depuis toujours l'écriture rature les traits de ton visage, trouble les lettres de ton nom. Aujourd'hui, face à toi, j'ai une question : ressembles-tu à ce que tu écris ? 



Tu t'es bien gardé jusqu'ici d'exposer ton visage. Le web ne brise en rien la crainte de te montrer. Et puis surtout, tu refuses à tout prix de te prendre pour ce que tu écris. Si ce journal perdure à la deuxième personne du singulier, c'est parce que l'écriture s'adresse à toi directement. Tu n'es donc pas celui qui écrit. Ni même celui qui lit. L'adresse de ce journal est aussi trouble que multiple. Tu cherches à apostropher le silence de toute solitude, espères dėpasser la singularité de ta personne. L'intimité peut conduire à l'universalité t'avait écrit l'inconnu. D'où la publication de ce journal en ligne, malgré l'obscénité que cela comporte. 

Ici ton vital désir de partager (Jabès) s'échappe de la prison qu'est ton corps, satané corps décidément pas fait pour un homme. Tu ne connais personne qui te lise. Des proches ? Tu n'en a aucun. Quand tu l'évoques, peu de gens croient en ta solitude extrême. Tous pensent que c'est une posture, qu'il est impossible de vivre seul à ce point, d'avoir pour femme quelqu'un avec qui tu n'as rien en commun, aucun ami pour se confier. Mais toi tu te demandes justement comment ils font pour se satisfaire de discussions, sans jamais se sentir trahis par leur parole. Parler à quelqu'un semble pour eux si simple, dénué d'angoisse, de besoin de se taire, d'écrire.

Tu as des frères et soeurs, ils écrivent. Tous les jours. Comme toi. Leur présence sur le web les matérialise en tant qu'être de chair et d'os. Malgré les océans, les fuseaux horaires, les métiers, les âges qui vous séparent, tu entends derrière l'écran la voix d'une écriture, celle d'un frère (d'une soeur) qui n'aurait été personne si tu l'avais rencontré de vive voix, car toute parole est trop pauvre, trop déficiente pour aller à la rencontre de quelqu'un, en particulier quelqu'un qu'on respecte, qu'on estime pour son écriture, pour ce qu'il fait de son silence, puisque de lui, tu ne connais que le silence amical des phrases qu'il publie, la solitude qu'il partage en ligne, solitude qui est un peu la tienne aussi. 

Certitude : le web t'a mené à l'amitié du lirécrire.



Commentaires

annaj a dit…
partagée, la solitude n'est qu'une multiplication de nos effrois...
ici la voix résonne
Antoine Maine a dit…
C'est un miroir tendu
dans lequel je me reconnais
Reconnais aussi cette fraternité qui s'écrit qui se lit

Mais on traverse parfois le miroir

Salut fraternel
Victoire a dit…
- intimité / universalité
- vital besoin de partager

c'est ça, ça exactement, merci.