#165
Alors que je n'écrivais plus rien
depuis plusieurs jours, j'ai ressenti cette nuit comme un appel venu
du cimetière. Et je n'ai pu m'empêcher, sans raison, d'aller me
recueillir sur la tombe de monsieur M.. Depuis son enterrement, je
n'y avais jamais songé. Je suis donc descendu laissant le livre
ouvert sur les pages blanches qui attendront patiemment mon retour...
Devant la porte grillagée de la
cour, le jeune homme en kesa noir est assis par terre. Je n'ai même
pas le temps d'être surpris par la coïncidence de sa présence ici
qu'il me demande innocemment, sans même lever les yeux vers moi :
«— Vous venez voir votre mort
?»
Que veut-il dire par votre
mort ? Que monsieur M. est un mort qui m'appartient, un mort dont je
suis responsable ? Ou bien par votre mort, insinue-t-il que je
vais à la rencontre de la mienne ? Je
feins d'ignorer sa question mais je ne peux nier qu'elle me reste sur
le ventre tant sa double lecture est troublante.
M'avançant lentement vers
l'endroit même où monsieur M. repose, j'ai le sentiment qu'il me
faudrait plonger la main dans la terre pour comprendre ce
que je suis venu faire ici. N'étant pas plus avancé
sur les raisons de ma venue, je tente de retirer ma main mais la terre
la retient, pire, elle cherche à m'attirer plus profondément au
cœur de son charnier de bêtes et d'hommes. Et plus je me débats,
plus je m'enfonce. Chacun de mes membres disparaît l'un après
l'autre. Épouvanté, je crie la main tendue vers le jeune homme en
kesa noir mais il ne semble pas m'entendre ou peut être
ignore-t-il mes hurlements.
Après avoir adressé un dernier cri au néant je fus entièrement enseveli, la bouche ouverte pleine de terre que je finis par avaler. Elle me dévore de l'intérieur, organe après
organe, recouvrant peu à peu ma mémoire, ma pensée, ma voix
et mon souffle épuisé de tout désir, de toute exigence, de tout
besoin...
Ainsi je me suis doucement laissé
sombrer dans ce trou noir comme un œil crevé. Je n'ai même plus
cherché à me dégager, presque soulagé de voir disparaître mon
nom sous la terre anonyme de cette fosse commune. L'idée même de
lutter m'est désormais étrangère. Je suis au contraire comme apaisé d'être arrivé au bout du bout de la vie, de l'autre côté des jours, m’apprêtant à frapper à la porte de la nuit définitive...
... jusqu'à cet instant où un
étrange bourdonnement vient me ressusciter, bourdonnement si sourd, si puissant qu'il résonne dans mes
poumons comme dans une cathédrale. Si je l'entends aussi distinctement, c'est que je ne dois pas être si loin de la surface de la terre. À cette pensée, le peu
de vie qui me reste s'acharne, s'obstine contre ma propre volonté
d'y rester. Mes phalanges abandonnent peu à peu leur froide
rigidité, les autres membres aussi recommencent à bouger en tremblotant
dans une douleur insoutenable mais je suis si épuisé que je n'ai même plus la force d'en souffrir. Je ne suis plus qu'un instinct de survie qui d'un énième coup de poing rempli
de larmes ne servant à rien transperce le sol. En levant les yeux, j'aperçois dans la terre un trou donnant sur le ciel étoilé.
Le bourdonnement est à présent insoutenable, vrombissant comme le moteur d’une tronçonneuse à même mes tympans. C'est un bourdonnement de mouches. Je ne sais pas combien, plus d'une centaine de milliers certainement. Lentement je me relève ébloui par les mouches que je chasse de la
main… et à travers la nuée d’insectes, j’aperçois avec
stupeur des cadavres de livres calcinés jonchant le sol encore
fumant.
J'ai pris un des livres qui
traînait à côté du trou duquel je venais de m'extraire. Et au
moment même de l'ouvrir, je me suis aussitôt réveillé en sursaut
dans ma cellule. J'avais dû m'assoupir et rêver à même le livre
ouvert sur deux pages blanches...
... blanches ? ces pages ne le sont plus. Le rêve est là, juste là, sous mes yeux ébahis...
... blanches ? ces pages ne le sont plus. Le rêve est là, juste là, sous mes yeux ébahis...
Alors je me demande : ai-je écrit dans le rêve d'un mort ? Ou est-ce un mort qui vient d'écrire dans le mien ?
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