#578



Hier l’écriture m’a quitté. Elle est partie ailleurs, chez les mots d’un autre. Comment le lui reprocher ? Elle attendait depuis si longtemps que je lui consacre ma vie. Elle ne m’a jamais forcé à écrire. Elle voulait que ça vienne de moi seul, que je fasse mon choix en âme et conscience. De mon côté je procrastinais toute prise de décision. J’étais si proche, l’écriture pouvait déjà me toucher, sentir mon odeur, mon souffle au seuil de sa porte. Ma proximité la torturait. Il aurait suffi d’un seul pas, un pas chaque jour remis à plus tard, jamais à court d’excuses pour ne pas écrire. Pourtant, malgré ma peur, je croyais profondément au possible d’un livre à venir, le livre qui nous préexistait. Ma foi était d’ailleurs si puissante que chaque silence laissait présager un espoir, une promesse...

Mais aux yeux de l’écriture, une promesse n’est pas une preuve d’engagement. L’écriture ne croit pas sur parole. Elle croit aux faits, aux mots qui avancent sur la page, au livre qui s’ouvre, elle croit à l’histoire à venir. Moi je ne lui offrais que des bribes, des incipits de romans mort-nés. Sa frustration grandissait. L’écriture se sentait abandonnée quand je ne l’écrivais pas. Il lui arrivait de pleurer la nuit, assise seule sur sa plage perdue. L’horizon lui semblait une impasse. Quelques fois, elle me jetait sur la page, après une longue journée d’écriture : « on arrête là.»

Malgré mes nombreuses absences, mes silences sans fin, l’écriture revenait vers moi (pas autant que moi vers elle). Je me souviens comme elle venait me surprendre, au coin d’une rue, derrière une porte, à la table d’un café... On ne se rencontrait pas des mois entiers et un jour, elle réapparaissait, dans l’ennui de ma vie, comme un fantôme. Sa solitude se donnait à nouveau à moi, rien qu’à moi. J’écrivais des dizaines de pages pour rattraper le temps loin d’elle. J’écrivais notre flux, celui qui nous attirait. J’écrivais avec la peur de nous manquer après. J’écrivais toujours en retard, dans l’urgence, avec au ventre un chaos. J’écrivais en présence de notre mort. Je la pressentais, au loin, elle grondait comme un orage...

Hier l’écriture m’a quitté sans se retourner, elle m’a quitté pour se faire écrire par les mots d’un autre. Mes mots ou ceux d’un autre, quelle importance... tant qu’il y a des mots. La personne importe peu à l’écriture. Elle a juste besoin de quelqu’un qui l’écrive tous les jours. Son existence en dépend. J’ignore tout de l’identité de son nouvel écrivant, je n’ai rien contre lui, si ce n’est qu’il me condamne à l’oubli. En quelques semaines, elle a déjà oublié que j’existais, oublié notre ville, oublié nos bancs, nos tables, nos chambres, nos trajets, oublié les mots dans lesquels elle se sentait vivante, malgré la douleur... 

Hier l’écriture est partie ailleurs. L’inédit de son nouveau lieu l’éblouit. L’ennui n’existe plus pour l’instant. L’écriture est désormais dans un lieu vierge et étendu où tout semble encore possible. Ironie du sort, elle est partie habiter ma ville natale, celle quitté il y a 12 ans. Elle est partie là où elle savait que je ne reviendrai jamais. L’écriture ne reviendra plus me surprendre. Moi non plus. Alors pourquoi je l’attends, pourquoi je l’attends derrière chaque porte, aux tables où je m’assois seul, sans solitude, derrière la vitre, pourquoi, malgré la mort de tout espoir, je m’obstine à attendre son retour face à la page qui reste blanche ? 

Le sentiment d’être passé à côté de l’écriture est tenace. Celui d’avoir été trahi aussi. Il lui a suffi d’une autre ville, d’un autre corps (d’autres mains), d’un autre désir pour me jeter à l’oubli, il lui a suffi de se donner au premier écrivant venu se prétendant assez sérieux et fidèle pour lui consacrer tout son temps. Avant l’arrivée de l’écriture, il avait tout organisé autour d’elle. Il semblait si dévoué qu’il lui donnait l’illusion d’être reçu à sa juste valeur. L’écriture n’avait plus le sentiment de tourner en rond, d’attendre pour rien. Mieux vaut suivre quelqu’un par dépit et s’en contenter. Mais l’écriture n’est pas dupe : personne ne peut écrire comme je l’écrivais. Au fond elle doit savoir que son nouvel écrivant a feint la patience pour mieux se précipiter; tapi dans l’ombre, il attendait que l’écriture souffre à mes côtés pour mieux la récupérer, il a profité de sa fragilité pour se montrer à l’écoute, prêt à écrire n’importe quoi tant que l’écriture accepte de le suivre, de combler sa solitude, sa misère. Je ne le connais pas mais suis certain qu’il écrit sans silence, sans contradiction, sans peur, sans vérité, sans tare, quelqu’un qui n’écrit pas pour l’écriture mais pour divertir son propre ennui, quelqu’un sans risque, assez faux pour revêtir n’importe quelle personnalité susceptible de plaire à l’écriture, quelqu’un qui écrit comme on allume la télé, quand le silence est trop pesant, quelqu’un qui écrit comme on achète un chien pour lui mettre un collier : on le caresse, on le nourrit, on lui achète sa fidélité pour mieux lui museler la gueule. Ce soir l’écriture n’est pas chez moi mais bien chez lui. Il lui a réservée une place à son immense bureau, dans son lit. Tout fut préparé à l’avance, la niche lavée et rénovée de fond en comble. L’écriture a même des tiroirs neufs et vides où laisser macérer ses brouillons. Tout est déjà planifié, jour après jour, point par point, chapitre après chapitre, tout est déjà écrit avant même d’avoir été écrit. Le nombre de pages est déjà connu. L’écriture se retrouve libre de circuler certes, mais dans un enclos où toute dérive, tout hasard, est sans surprise, sans destin, sans rencontres improbables, sans larmes, sans douleur, sans rires... sans vie aucune.



Je plains l’écriture. Si elle se contente de sa situation, je serai quelque part soulagé, soulagé du regret de l’avoir perdue, de n’avoir pas franchi le pas. J’ai inconsciemment douté de son intégrité et son départ est bien la preuve de n’avoir pas tout à fait tort. Si un jour l’écriture revient vers moi, je me méfierai. Je me méfierai de ses intentions autant que des miennes. Depuis qu’elle est partie, je relis ce que nous avons écrit ensemble bien autrement. L’écriture est finalement tout aussi décevante que moi. J’ai fait le pas depuis longtemps déjà, j’ai enfin franchi la ligne qui me séparait d’elle. Je suis prêt à devenir écrivain. Mais l’écriture n’est plus là, elle est partie ailleurs, considérant mon pas trop tardif, jugeant mes longs doutes profondément lâches... mais le doute n’est-il pas justement la preuve que le choix était important, voire décisif pour ma vie ? Si je m’étais précipité, l’écriture n’aurait-elle pas douté elle aussi? N’est-ce pas encore plus lâche de partir le jour où le livre est enfin possible ? Cette nuit, à mon bureau, dans une chambre modeste, je sens la présence de l’écriture comme celle des morts qui parfois viennent me rendre visite. Elle ne dit rien. Elle me regarde ne pas écrire, avant de disparaître dans un livre écrit par un autre...

Commentaires

Aunrys a dit…
Texte poignant
...
Double sens de
"L'écriture ne croit pas
sur parole"
(croît ?)