#659

 27 décembre 



Aucun lieu à moi. Rien de stable. Pas même l’illusion d’un refuge. Pas de chambre, pas de bureau, pas de table où déposer ce qui m’encombre, où bazarder mon petit chaos. Y’a toujours l’autre à côté, toujours la promiscuité, toujours cette nécessité de sortir, de m’absenter. Écrire comme on se retire. Mon écriture est nomade non par goût mais par défaut : elle ne tient nulle part, comme moi. Je passe. Je me déplace. Écriture du voyage comme on dit gens du voyage. C’est ça. Chaque lieu devient provisoirement habitable avant de redevenir indifférent. Et ces lieux sont toujours rien, des coins sans statut, des marges qui n’ont jamais prétendu accueillir quoi que ce soit.

Je me souviens d’un collègue qui cherchait toujours le café parfait. Il disait en avoir besoin pour se concentrer. Sur quoi, je l’ignore. Il lui fallait la musique juste, le fauteuil confortable, l’air réglé, les toilettes propres, le Wi-Fi stable. Des lieux où le café est cher, venu de loin, sacralisé, commenté, filtré par des experts. Dans ces espaces, quelque chose en moi se retire aussitôt. Je me sens rapetisser. Je me sens mourir. Rien ne circule. Rien ne déborde. Des serveurs fantomatiques. Des corps assis, alignés, absorbés par leurs écrans. Des vies maintenues en suspens. Ces cafés sont des mouroirs climatisés. Moi, j’aime ce qui déborde. Les moteurs, les voix, les rires, les cris, les odeurs mêlées, les gestes abrupts. Non parce que c'est beau, mais parce que cela existe. Et me fait exister. C’est justement ce vacarme qui m’empêche de disparaître.

Je suis épuisé. Pas d’une fatigue spectaculaire. D’une fatigue sans cause. Une fatigue d’avoir à être quelqu’un. Il faut tenir. Toujours tenir. Ne pas céder au ridicule de l’effondrement. Ma mère le voit. Elle insiste. Elle cherche une cause, un dysfonctionnement identifiable. Elle ne comprend pas que le problème est d’être là, simplement. Qu’il n’y a rien à réparer.

Je remarque à quel point les autres m’usent. Je commande un café. Je pose une question, une question insignifiante, sur la différence entre un long black et un Americano. Derrière moi, un homme soupire. Un soupir dirigé. Un soupir pour me presser, pour me signifier que mon hésitation est une faute, que je ralentis le monde. À cet instant, l’évidence s’impose : je pourrais lui faire mal. Lui jeter le café brûlant au visage. Non par emportement, mais par clarté. Une pensée simple, reposante. La violence comme réponse exacte à son impatience. Rien de honteux. Seulement la lucidité d’un corps saturé par la présence des autres.


Comment écrire cette famille ? Comment écrire sans mentir ? La vie de Mathias n’appartient pas à ce journal. Certains moments se refusent à l’écriture parce qu’ils sont trop pleins ou trop vides. Je pourrais raconter ce Noël passé tous ensemble après vingt ans d'attente. Le visage profondément apaisé de ma mère. L’appétit joyeux de mon père. Son bonheur vague. La douceur discrète de mon frère. Sa bonté. La joie ivre d’Isabelle. Je pourrais fabriquer une scène. Une cohérence. Une mémoire transmissible. Mais je n’y crois pas. Dès que j’essaie, tout sonne faux. Les mots alourdissent ce qui ne tenait que par sa fragilité. Écrire cela serait déjà le trahir. Alors je reste là, devant cette impossibilité, qui n’est pas un échec, mais peut-être la seule forme de fidélité qui me reste.

Je regarde ma fille au milieu de ma famille : mon frère à côté d’elle, ma mère en face, mon père à sa droite. Et cette pensée simple, presque comptable : c’est sa famille depuis peu. Neuf ans à peine. Pour moi, quarante-trois. Aussitôt, quelque chose ne tient plus. Le calcul se défait. Je me glisse à sa place, non par souvenir mais par déplacement. Comme si je continuais, encore maintenant, à les découvrir. Comme si la familiarité n’avait jamais cessé d’être fragile. Je me demande ce qu’elle ressent. Si cela lui appartient déjà ou si elle se contente d’accepter ce qu’on lui présente comme évident. Et pendant que je la regarde, c’est moi qui vacille. Je me vois enfant, au milieu de mes parents devenus vieux, à côté de mon frère qui a quarante-cinq ans. Je me vois sans âge. Ni d’hier ni d’aujourd’hui. Je suis dans le corps de ma fille comme j’étais dans le mien, petit garçon immobile parmi des visages aimés mais opaques. Une proximité sans transparence. Une appartenance jamais complètement acquise. Je ne sais pas ce que j’écris ici. Je n’ai aucune théorie. Rien ne se ferme. Mais je sens qu’il fallait laisser apparaître cette sensation, même sans la comprendre. À cet instant précis, en regardant ma fille au milieu d’eux, je suis redevenu un enfant parmi des proches que je ne cesse d’apprendre. Ce que je ressens n’est ni un souvenir ni une émotion identifiable. C’est une lucidité sans objet, calme, persistante. Je suis encore cet enfant qui regarde les adultes comme des énigmes promises à l’usure, et je suis déjà cet adulte qui regarde l’enfant comme une présence qui continue sans jamais s’expliquer. Rien ne se réconcilie. Il n’y a pas de révélation. Seulement cette étrangeté devenue familière, au point qu’on l’appelle famille



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