#653

9 novembre 




Derrière la porte fermée, il y a les voix d’Isabelle et de sa professeure de chant. Un jour, je regarderai à nouveau cette porte fermée, Isabelle ne sera plus derrière, partie depuis longtemps, et j’essaierai de me souvenir de la chanson. J’aurai vaguement l’air en tête, mais elle ne reviendra pas. Certaines choses n’appartiennent qu’au présent


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Faire passer aux aveux l’objet. Le prendre par tous les bouts, le coincer dans ses angles, lui faire dire ce qu’il cache. L’objet, toujours suspect, retient son secret sous la surface. Il faut insister, poser les mêmes questions sous des formes différentes, user la résistance jusqu’à ce qu’un mot se fende. S’il s’agit d’un humain, je procède comme un enquêteur. Comme je me coupe les ongles, l’objet d’aujourd’hui sera l’ongle d’abord : petit éclat dur, témoin muet. Combien de fois t’es-tu fait couper ? Quelles peaux as-tu grattées, jusqu’où ? Quelle démangeaison, quelle colère t’a mis en mouvement ? As-tu servi à apaiser ou à blesser ? Puis la main. Ah, la main : complice et traîtresse. Parfois, elle accompagne la parole, elle la prolonge, mais la mienne parle toute seule, s’agite, ment, se trahit. Elle écrit, elle frappe, elle caresse, elle donne, elle reprend. Je lui demande ses comptes : combien de gifles, de caresses, de portes claquées ? Combien de fois a-t-elle tremblé avant le geste ? Elle répond mal, elle se contredit, elle s’énerve. Elle voudrait prouver son innocence, mais tout en elle est aveu. Alors je continue. Le bras, la bouche, les yeux. Chacun à son tour, chacun pris dans la lumière du soupçon. Les yeux surtout, ces témoins trop bavards. Ils prétendent tout voir mais détournent le regard dès qu’on approche de la vérité. Et puis il y a l’intérieur. La zone obscure, la réserve du corps. Là où la parole ne monte plus. J’y descends. Pas par violence : par nécessité. Il faut comprendre jusqu’où l’objet résiste. J’y mets les mains. Je fouille, j’explore, je touche ce qui colle et ce qui fuit. Écrire, c’est cela : un travail manuel, un artisanat du réel. Il faut creuser, ajuster, tordre, recommencer. La phrase devient matière, pâte, limaille. Les mots accrochent, râpent, collent sous les ongles. On en ressort tâché, avec l’odeur du vrai sur les doigts. Mais parfois, au bout de la fatigue, quelque chose cède. L’objet lâche un souffle, un reste de sens. Un aveu minuscule. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà ça : une part du monde qu’on a forcée à parler.


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Qu'est-ce que sait l’écriture ?


On part souvent de rien, d’un état informulable, on est souvent démuni face à elle, sans sujet, elle comme une instance du silence qui parle du vide pour dire, à travers nous, ce que nous ignorons. Sans volonté de vouloir parler du café glacé sur la table, elle fait jaillir de la mousse l'écume d'une mer noire, non pas l'eau amère des profondeurs, mais la marée de l'oubli qui revient échouer sur la conscience. Des villes elles délivrent les fictions qu’elles portent à leur insu. De la fumée des cigarettes de la table à côté, elle tire l'odeur de la première fumée il y a 30 ans, le souffle inaugural de l'adolescence, le moment précis où l'acte a basculé vers la trace et la fatalité. Du miroir pendu au mur, elle délivre, non l'image inversée du présent, mais le film de l'attente, la succession des visages passés et des fantômes non encore formés qui se sont tenus à cet exact emplacement. De la fissure qui court sur le plafond, elle ne tire pas un défaut de structure, mais la ligne de fracture de la mémoire, le chemin exact par lequel un souvenir a échappé, souvenir souvent anodin, qui ne révèle rien de l'intime, au contraire, juste du déchet de vécu, le mouvement du premier asticot vu, une clé aperçue sur un passage clouté, la couleur dorée d'une poignée de porte, sa sensation sur la paume... L'écriture, comme le rêve, a en stock d'innombrables bouts d'insignifiant qui se met à notre disposition au moment même où l'on se croyait vide, épuisé. Il suffit d'être dans sa dimension pour que le monde, celui du vivant, des choses, se mettent à parler, dans l’espace, pour qu’une parole s'articule en mots, une voix qui dévoile un lieu à l’intérieur qu’on découvre à mesure qu’il s’écrit. Comme si on découvrait une pièce inconnue dans la maison dans laquelle on habite depuis toujours. Une pièce utilisée par quelqu’un depuis toujours, un être jamais entendu, jamais croisé, qui lui savait à notre insu qu’on vivait là, et qu’on se mentait beaucoup, un être qu’on a peut-être dénié entendre, qu’on a perçu un bruit, sa voix de temps à autre, mais qu’on a fait comme si elle n’existait pas.

Et se dévoile, d’une part d’ombre, une entité dotée d’un savoir né de notre ignorance de nous-mêmes. C’est la force qui permet de lire le monde et son histoire, l’existence comme un palimpseste, où le texte de notre vie quotidienne n'est que l'écriture de surface qui masque l'œuvre première, le récit originel que nous avons effacé par peur, ou par simple oubli. Sous les gestes ordinaires, sous le silence que nous opposons à la vérité, elle nous fait déchiffrer la trace : le vrai plan de la maison, le vrai motif de la peur, le visage de cet être enfoui. 


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