#649

 


Longtemps que je n’avais pas quitté mes trajets, mes sillons. Longtemps que je n’avais pas laissé mes pas s’égarer. Toujours les mêmes routes, les mêmes galeries creusées dans le béton, les mêmes bancs où j’essaie de tenir, les mêmes refuges intérieurs inventés contre l’étouffement. À force, j’avais oublié, oublié que le monde s’ouvre ailleurs, qu’il ne tient pas seulement dans les murs que je me construis. Et ce monde, il n’est pas lointain : une heure d’avion, quelques heures de bus, et déjà le paysage se défait, déjà quelque chose s’arrache, déjà je me retrouve devant ce que je ne connaissais pas. Non pas des images vues, mais un lieu traversé par mes sens, un lieu qui me traverse.

Et Isabelle. Isabelle enfermée avec moi. Dans mes habitudes. Dans mes prisons. Chaque décision que je prends est aussi la sienne, et ce poids m’écrase. Alors la voir, soudain, là-bas : courir, marcher des heures, s’emplir de forêt, de montagne, de mer. Dire encore et encore je suis heureuse. Comme si c’était la première fois qu’elle respirait vraiment. Comme si je l’avais délivrée de quelque chose que je ne voyais pas. Comme si, tout ce temps, j’avais été le geôlier sans m’en rendre compte.

Phú Yên. Dès que j’y ai posé le pied, j’ai pensé : c’est ici. Non pas parce que c’est beau. Non pas pour la carte postale. Mais parce que les routes s’ouvrent. Toujours une issue, toujours une traversée. Mer, champs, montagnes. Toujours un lieu où s’asseoir. Où s’attarder. Où peut-être écrire. Ou ne pas écrire. Car je le sais maintenant : j’écris contre la ville. Contre son étau. J’écris comme on creuse une galerie invisible, comme on cherche un passage. Ici, non. Ici, rien à creuser. Ici, je suis parmi. Le vivant est là. Le vivant me suffit.

Et pourtant, je reste un être de béton. Né dans les blocs. Élevé dans les étages. Vivant encore aujourd’hui au trentième d’une ville saturée. J’écris sur un banc en ciment, parmi quelques plantes alignées dans leurs bacs, parmi les tuyaux, les câbles, les caméras. Le vivant réduit à l’ornement. Et moi, encore citadin, mais déjà écœuré. Déjà coupable d’y voir grandir ma fille.
Alors, dans cette région, en quelques jours, l’évidence : partir. Pas seulement passer. Pas seulement séjourner. Mais habiter. Changer de ville. Changer de vie. Changer le rythme même de nos jours. Étrange évidence, et pourtant claire : nous savions, en arrivant, que nous pouvions être accueillis. Que nos vies pouvaient s’y déposer. Comme si nous étions déjà attendus.
Et peut-être que c’est ça, un chez soi : un lieu où l’on se sent accueilli par le monde. Non pas choisi, mais reconnu.

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