#618

 


du noir naît la lumière, de la lumière un espace, j’étale le goudron, tisse une route, bâtis une maison pas très loin, devant le portail, j’attends mon Grab bike, il vient, j’aperçois sa son casque et veste verts, sa petite lueur grandit à mesure qu’elle se rapproche, son phare transperce la nuit, il m’éblouit, étant le seul ici il lève le bras vers moi, je monte sur la selle, nous partons, feu rouge, un automobiliste nous dévisage, une ombre presse le pas sur le passage-piéton, elle ressemble à un type qui cherche à échapper à la mort, Honda Dream se faufile, facile, fluide, elle slalome parmi ses soeurs mécaniques, les phares filants, grondement continu du moteur, nous avançons, moi et mon chauffeur, nous partageons même la cape de pluie, il ne pleut pas encore mais au cas où, on la met pour ne pas nous laisser surprendre, on commence à discuter, quelques phrases ci et là, entrecoupées de longs silences, et comme toujours, je passe à l’interrogatoire, forcé de dire d’où je viens, pourquoi je parle un peu vietnamien, la même discussion toujours, la même identité à renouveler, sur le même ton, quelque-soit le chauffeur, énième résumé biographique insignifiant, la nuit je mens,  parfois, je change de nom, de nationalité, hier j'étais indonésien, demain peut-être hollandais, répondant au nom de Jan, puis je l’interroge à mon tour : nom ? marié ou pas ? de quel quartier ? tu bosses pour Grab depuis longtemps ? je joue le jeu de la parole, comme si remplir les cases d’une fiche d'identité disait quelque-chose de l'être, mais nous prenons plaisir à parler pour ne rien dire, à nous tenir compagnie, amitié à durée déterminée, le temps d’un trajet, un nombre de kilomètres calculés, l’application indique 43 000, je tends les billets, la nuit est plutôt fraiche sur le quai, le fleuve dort, juste une lumière sur un bateau, un lampion au loin, celui du dernier éveillé, l’objectif ouvre l’espace béant que j’habite, je tourne, regarde passer les personnages inconnus et muets, j’épie leurs gestes avant qu’ils ne disparaissent, j’écoute leurs voix interrompues par des silences, je reconnais soudain la mienne, suis-je deviens mon propre voisin à force de cohabiter avec moi-même, la pensée arrête d’écrire et je file seul, esclave du flux, je m’arrête là, face au reflet d’un homme torse nu, il ne fait rien, il semble ici le seul encore éveillé, le seul à parler au silence dans la nuit, à voix haute, le doigt levé, le seul à crier l’horreur banale de sa vie, le seul à lever la tête sur les branches auxquelles se pendre, mourir, là, dans l’instant, l’instant qui soudain pourrait faire pouffer de rire, seul avec son mensonge, ses tares, son allure de type qui se confond en excuse, la main prise dans le sac de ses contradictions, le voilà qui rapetisse, il mue en petit enfant, ou bien serait-ce un vieil homme, je ne vois pas bien d’ici, il me semble reconnaître mon père, il monte l’escalier en colimaçon, je monte avec lui, il disparaît, je rejoins les toits, les chats errants, là dans la gouttière j’aperçois un morceau de quelque-chose, je m’en saisis, je sens sa rouille sous mes doigts, la ville tourne derrière, je bois une gorgée d’eau, redescends l’escalier, m’enfonce dans le couloir et remonte peu à peu à la surface, flotte à l’aveugle dans le noir, le morceau d’épave en main, je ne sais encore ce que c’est, un bout de quelque-chose, de chair et d’os, alors que la nuit disparaît sous l’averse blanche, un mal pointe le bout de son nez dans la gorge, les premiers frissons, les rues brillent d’humidité, j’accélère le pas, tout droit puis à droite, l’escalier mène à un miroir, une perspective qui se dédouble et ouvre ainsi tant de chemins possibles, tout comme mon propre reflet, je traverse un parking, dans chaque rétroviseur croisé, mon visage se renouvelle, toujours plus étranger, il peut incarner n’importe quel passant croisé, la bouche sèche je marche sans eau jusqu’au malaise, malgré les tremblements je ne peux me résoudre à m’arrêter, je marche à la merci de la phrase, la dérive possède mon corps et ma pensée, tous deux sous le règne de son pouvoir d’indécision, au bout de l’épuisement, j’atterris sur un banc au beau milieu d’un rond point, il est 3 heures et du matin, la ville est aussi seule que moi…






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