#629

Carnet d’écriture quotidienne (43 jours)


PROLOGUE


Le premier carnet, ce fut l’absence de carnet. Pendant longtemps. 5 ans au moins, habitude d’écrire sur tout ce qui trainait sous la main, verso de photocopies, carrés jaunes de pense-bête, tickets de métros périmés, bouts de factures déchirées, il m’est même arrivé d’écrire directement sur mon vieux bureau. J’ignore pourquoi j’ai écrit de la sorte pendant si longtemps. C’est pas comme si je n’avais pas les moyens de m’acheter un cahier. Je me souviens d’ailleurs, en avoir acheté un, un de ceux pour les écoliers, j’avais même écrit sur la couverture « journal ». J’y avais crocheté au trombone toutes les notes sur papier volant et avais pris la résolution d’organiser mon travail. J’ai retrouvé ce cahier vingt-ans après intact. Seule la première page avait été un peu entamée de quelques phrases sans intérêt, qui faisaient semblant d’écrire . Les pages vierges n’ont pas jauni, l’odeur du neuf est encore palpable à l’ouverture.


Le premier carnet utilisé fut un moleskine acheté à ombre blanche, avant mon départ au Vietnam. J’avais entendu dire c’était LE carnet des écrivains. Je regardais avec désir ses pages encore blanches, j’y imaginai les mots et les ratures de Céline ou d’Hemingway. Il était la promesse d’un écriture exigeante et assidue, de lui devait naître un livre. Un livre oui, il était déjà idée de livre avant d’avoir écrit quoi que ce soit. D’ailleurs, les premières pages écrites étaient celle d’un roman… Je n’y prenais pas de notes. Mais son format m’était trop petit. Ma main gauche s’y sentait à l’étroit.


Ainsi, je l’ai abandonné. J’étais à la recherche d’un nouveau carnet, plus grand. J’en ai trouvé un, dans une librairie d’ici, à la couverture en faux cuir marron. Il n’était pas cousu mais du fil y était collé pour paraître plus artisanale. Il était de marque coréenne je crois. Il possédait des lignes, le papier blanc cassé. Hors nourriture, ce fut le premier achat fait en arrivant à Saigon. Je me souviens que le vendeur avait essayé de m’arnaquer. N’ayant pas de monnaie comme tant de touristes de passage retirant leurs grosses coupures au ATM du coin, j’avais donné un billet 500.000 dongs. Le carnet coutait 50.000. Le caissier, avec un sourire étrange, glissa le carnet dans une poche plastique sans me rendre la monnaie. Les sourcils froncés, je le regardais fixement, le front transpirant, lui commençait à rire, saisissant mon malaise, il a fini par me rendre ce qu’il me devait en m’adressant des mots dans sa langue… Première interaction ici, seul, profond malaise, peur de la ville, je m’y sentais vulnérable, comme un enfant perdu… Je suis rentré me réfugier dans ma chambre verte, je m’y suis enfermé des jours entiers, j’ai écrit, compulsivement, dans le carnet, mon malaise d’être étranger ici, je l’ouvrais comme une issue de secours quand la vie devenait irrespirable ou absurde. Ce carnet m’a suivi partout, j’y notais la solitude, l’ennui, les tares, la moiteur, les ciels, les heures, quelques rares rencontres, parfois réelles, souvent inventées. J’y dessinais quelques croquis aussi. Ce carnet à 15 ans aujourd’hui, rien en m’y intéresse mais je n’ai pas jamais pu m’en séparer, et quand je le relis, je ne reconnais pas mon écriture. D’ailleurs, chaque page semble avoir une écriture différente, la couleur y est aussi changeante, stylo bic sec bleu, stylo noir qui bave, stylo vert presque à court d’encre,  dont la mine force le papier pour y graver les lettres, crayon 2B, phrases au HB ont disparues depuis le temps, et quelques cartes postales glissées dedans…


J’ai mis du temps à passer au PC, j’en avais un mais je ne pouvais l’avoir constamment sous la main, il était bien trop lourd, et encore difficile de me détacher de l’habitude du geste manuscrit à l’époque. Des années après, l’iPad (le téléphone, jamais, impossible d’y écrire, encore aujourd’hui) est devenu le carnet, sur notes, puis sur pages, puis directement sur le blog, j’y mitraillais le clavier tactile, mon écriture n’avait plus de visage propre, je changeais parfois la police, pour me duper. L’écriture numérique m’a aussi aidé à me séparer de moi-même, à lire mes propres notes comme celles d’un autre. Je ne me prenais plus pour mon écriture. Une fois écrites, les notes avaient leur existence propre, détachée de leur auteur.


Et puis un jour, sans raison, j’ai cessé de prendre des notes, de tenir un journal. L’occasion de reprendre aujourd’hui.




#1 L’IMPRÉVU 


L’imprévu, c’est justement recevoir au réveil l’invitation à écrire. Avant l’appel venait du dedans, seul. Mais longtemps que plus rien ne surprend, ne pousse à noter. Depuis que l’écriture est partie, la ville s’est vidée des fictions qu’elle portait à son insu. Du banc en marbre blanc, chercher à me sentir vivant, tenter d’être parmi les choses : un bruit de pas invisibles derrière moi dont j’imagine la silhouette, un chantier qui gronde au loin comme le ventre vide gargouille, et le lac, laid, enfermé dans sa cage, dont l’eau verte frémit au moindre soupir… j’y tourne en rond sur ma barque, repêche à l’épuisette les mots qui l’un après l’autre refont surface… 


#2. SI LOIN SI LOIN


C’était la nuit. Ça j’en suis certain car je me souviens que les flammes étaient l’unique source de lumière. Je n’avais pas osé la brûler sur le balcon, à cause de la fumée. J’avais fait ça au pied d’un arbre, un de ceux qui longent le canal, juste à côté. Je connaissais la lettre par coeur. C’est probablement la raison pour laquelle j’avais osé y mettre le feu. Je pensais que je pourrais toujours la reproduire, si nécessaire. Mais j’avais mésestimé mon désir d’oublier. J’ai vaguement en tête son écriture manuscrite, il me semble que l’encre était bleue. Je n’ai aucune certitude aujourd’hui des mots reçus, reçus comme des coups. Je me souviens seulement à quel point leur justesse m’avait heurté. 


#3 IL AURAIT FALLU


Hier. Pas d’heures et des poussières. Rues vides, sans vie, si n’est quelques rats se disputant les déchets de mon attention. Je cherche du regard quelque-chose à quoi m’accrocher. Au beau milieu de la nuit, même les motos se font rares. Un chat passe, certes, ce n’est pas comme si je ne l’avais jamais vu. C’est même un habitué de mes insomnies. Je pense à la cigarette que j’aurais pu fumer si je fumais encore, quelques bouffées imaginaires pénètrent les poumons. Alors que j’essaie maladroitement de faire des ronds de fumée invisible, il me semble croiser le regard d’une chouette blanche, perchée sur le lampadaire juste en face. J’ai d’abord un doute : suis-je en train d’halluciner ? Comment puis-je me prouver que cette vision existe ? Il aurait fallu saisir une image, prendre le téléphone qui chargeait dans le salon. Mais bien trop peur que la créature parte en mon absence. Je préfère profiter de l’instant. Au lieu de rester calme, je ne peux m’empêcher de faire un bruit pour attirer son attention. Elle s’envole aussitôt et disparait derrière la pagode, aussi belle qu’effrayante. Je me dis que personne, à part l’écriture, ne croira en ce que j’ai cru voir. La photo aurait été superbe : l’oiseau majestueux, son plumage blanc, presque phosphorescent, l’immensité des pupilles, sa posture fière, presque noble, surplombant la nuit du quartier... Et puis ne rien regretter, il faut bien accepter de ne pouvoir tout saisir, accepter que les apparitions les plus étranges se font souvent sous fond de disparition. Je ne suis pas amer, bien au contraire; je me sens privilégié, et même choyé par la ville qui, en plein coeur du réel, vient de m’ouvrir une brèche dans le fantastique. 


#4 PHRASE DU RÉVEIL


autour du cou l’appareil photo, j’y fais très attention, quatre proches non identifiés autour d'une table ronde, nous nous tenons tous la main et nous endormons. Plongés aussitôt dans le même rêve, nous arpentons des montagnes en guerre, le ciel est en flammes; le temps nous est compté : plus nous nous approchons de notre réveil, plus l'espace se réduit, comme si un écoulement de sable rebouchait le trou dans lequel nous sommes. Avant que tout disparaisse, je prends la photo d'un enfant qui me tire une balle dans la tête; nous nous réveillons abasourdis d'avoir rêvé la même chose; je dis : 


«— j'ai ramené une photo du rêve» Le père psychanalyste, subjugué par une telle révélation, veut absolument voir la photo, il veut une preuve, sa vie semble en dépendre. Mais l’appareil n’a plus de batterie. Je fouille dans le sac, le père s’impatiente. Une quinte de toux au loin me préoccupe, elle se fait de plus en plus insistante, je n’entends plus rien d’autre. Ça vient du couloir. Je me dirige vers la chambre, je connais le trajet sans savoir où je vais. La batterie est en charge, par terre, à côté du lit d’Isabelle en train de tousser. «— J’ai ramené une photo du rêve » me dis-je à voix haute avant de noter. 


#5 CIEL DU LUNDI


ciel ignoré, le regard se cogne contre le reste du rêve qui s'éloigne dans le vide, trop d'angoisse pour voir quoi que ce soit, les nuages défilent comme un film en accéléré, le ciel semble pressé, soleil pudique caché derrière la tour, entre deux rideaux, après la pluie, l’éclaircie blanche rappelle la lumière d’hiver en France, aboiements, klaxons, cris, constellations de lampadaires, la ville grouille, vocifère, le ciel lui, presque pourpre, sobre et calme avant la nuit, la nuit sans étoiles, nuit noire criblée de plaies, l’insomnie commence. 


#6 PERSONNE D’AUTRE QUE MOI N’AURAIT REMARQUÉ QUE


Personne d’autre que moi n’aurait remarqué qu’il n’est pas un client. L’homme de l’ombre tourne depuis un bon moment autour de la terrasse du restaurant. Il garde ses distances, casquette vissée sur le regard, il attend patiemment, assis par terre, sous la devanture sans lumière d'une énième affaire en faillite. Qui d’autre que moi pour prêter attention aux invisibles de la nuit ? S’il savait que je l’observe, il partirait. Ainsi, je le scrute du coin de l’oeil, feignant une concentration extrême devant l'iPad ouvert. À ses yeux, je suis peut-être un homme d’affaires occupé en train d’écrire des emails en mangeant. Étant l'unique client tout seul, je veux dissiper en lui toute défiance possible à mon égard, qu'il se sente à son aise et qu'il pense que j'ignore sa présence, comme tout le monde. Si je n’écrivais pas, je ne l'aurais pas vu jeter son dévolu sur la table située à l’extrémité de la terrasse. La famille qui y dinait vient de demander l’addition. Les enfants ont peu mangé passant leur temps à jouer sur le smartphone de maman. Devant eux, quelques plats à peine entamés. Les parents, cure-dent à la bouche, semblent plongés dans une conversation qui vu d'ici ressemble à une dispute. Une fois payé, la famille se dirige vers leur immense Range Rover flambant neuf. L’homme de l’ombre saisit sa chance et s’assoit discrètement à leur table, dans le dos du serveur occupé à prendre une commande. Qui d’autre que moi pour craindre qu'il se fasse prendre ? Il reste calme, les geste sûrs, il commence par la patte de poulet, la trempe dans le sel citronné, il continue avec le riz pas fini des enfants partis avant de faire descendre le tout d'une gorgée de bière diluée dans les glaçons fondus. Il finira tout ce qui s’apprêtait à être jeté. La casquette sur le visage, il ne tourne pas la tête vers les autres tables, comme si croiser le regard de quelqu’un risquerait de le démasquer. Et moi, je continue de l’écrire, homme de l’ombre affamé à l’insu de tous, sauf moi. 


#7 CHAQUE VISAGE UN TRAIT


le béret gris laisse passer quelques mèches châtains bouclées sur le front ponctué d’acné sous les yeux plissés deux valises de rêves pas encore faits l’air agacé la voix sort timidement des lèvres fines sur lesquelles il passe la langue avant de moudre mon café | entre le nón lá et le masque à fleurs bleues seuls les yeux sont visibles l’un d’entre eux rouge conjonctivite croisera mon regard qui remarque une tâche de naissance pourpre juste à côté de la paupière ridée | reflet dont je ne reconnais ni la bouche ni les lèvres sèches probablement gercées de n’avoir pas dit un mot les joues boursoufflées de non-dits ce petit grain de beauté sous la lèvre inférieure ne me dit rien à moins que ce ne soit un grain de sable noir un point de suspension coupant la parole d’une phrase abandonnée Dieu sait où. 


#8 LES NOMS C’EST DU PROPRE


Abdullah Ibrahim François Bon Chị Hà Annie Emmanuelle Cordoliani Pierre Ménard Arnaud Maïsetti Gracia Bejjani Brigitte Célerier Đên Linh Lucas Nhung Rosy Trang Huynh John Ringlé Clémence Thi Bui Ocean Vuong Marguerite Duras Maurice Blanchot Georges Bataille Valdimir Poutine Volodymyr Zelensky Anne Sophie Lapix Didier Deschamps Karim Benzema Juste Fontaine Gianni Infantino Karl Marx François Begaudeau Marine Le Pen Michael Haneke Daniel Auteuil Juliette Binoche Maurice Bénichou Daniel Duval Samuel Beckett Edmond Jabès Laure Henri Michaux Daniel Schneidermann Cyril Hanouna Louis Boyard Lê Thị Chợ Nhung Chu Tom Anh Thanh Liz Juan Christophe Tarkos Ly Tiến Anna Jouy Gwen Denieul Sabine Huynh Maurice Nadeau Thắng Jamin Bryan Petterson Steve Kaufman Andrew Michael Collin Michael Thuy Michael Stewen Corvez Mai Yến Nguyên Léo Ferré Arthur Rimbaud Guillaume Appolinaire Ly Thanh Tony Gens Huỳnh Tấn Phát Alberto Giacometti Charlie Chaplin Jan Doets André Birukoff Philippe Rahmy Patrice Newell Hồ Chí Minh Pierre-emmanuel Cynthia Howson Joe Coach Vincent Van Gogh Henri Matisse Auguste Renoir Édouard Manet Claude Monet Paul Gauguin Edgar Degas Antoine de Saint-Exupéry Jules Vernes Santa Claus Donald Trump Joe Biden Emmanuel Macron Jean Luc Mélenchon Christophe Tarkos Dinos Apichatpong Weerasethakul Tilda Swinton Coleman Hawkins Cher Baker Marine Riguet Caroline Diaz Claude Enuset Solange Vissac Miles Davis Michel Petrucianni Alein Veinstein Charles Juliet Emil Cioran Archie Shepp


#9 NE PAS S’ATTARDER SUR


Ne pas s’attarder sur le cauchemar encore visible dans mes yeux, ne pas s’attarder sur la maladie, les amygdales enflées et la bouche désertique, ne pas s’attarder sur l’odeur d’urine dont son pyjama est imprégné, ne pas s’attarder sur le bouton de fièvre qui n’enlaidit en rien son sourire, ne pas s’attarder sur le baiser de peur qu’elle attrape ma maladie, ne pas s’attarder sur l’odeur des habits mal séchés des voisins dans l’ascenseur, ne pas s’attarder au café où le voisin anglais que tu hais pourrait engager une conversation affligeante, ne pas s’attarder sur le banc, le courant d’air me fait déjà frissonner de fièvre, ne pas s’attarder sur le téléphone qui s’obstine à ne m’annoncer que des mauvaises nouvelles, ne pas s’attarder l’amertume des textes perdus hier, ne pas s’attarder sur la voix disparue qui était en train de se faire entendre, je la retrouverai, autrement, en écrivant à nouveau, ne pas s’attarder sur le dépit de n’avoir rien sauvegardé, ne pas s’attarder sur le sous-entendu supposé me provoquer, ne pas s’attarder sur les mots restés sur le bout de la langue et finalement ravalés de travers, m’évitant ainsi de continuer la dispute d’hier, ne pas s’attarder sur les fautes de conjugaison, laisser parler, ne pas sanctionner l’apprenante dont la langue commence à se délier, passé composé imparfait présent, à quoi bon s’attarder sur la justesse de l’alternance des temps, puisqu’elle prend enfin plaisir à communiquer, ne pas s’attarder sur la mine patibulaire de la serveuse à peine étais-je entré, ne pas s’attarder sur la soupe trop sucrée mais apprécier la chaleur du bouillon sur le mal de gorge, ne pas s’attarder sur la Porsche qui a bien failli me percuter, ne pas s’attarder sur la fatigue, le manque énergie de lui lire une histoire, même de Jules Verne, elle ne s’attarde pas non plus sur mes fautes de lecture, son indulgence m’encourage à continuer encore un peu, ne pas s’attarder sur le sommeil, l’envie de procrastiner, ne pas s’attarder sur cette petite voix qui dit tout bas « si tu rates un jour, ce n’est pas si grave » non, il me faut écrire avant de fermer les yeux, respecter ma parole envers moi-même et tenir mon neuvième jour de carnet, ne pas s’attarder sur l’écran de l’iPad qui éblouit dans le noir, relire trois fois la proposition, et se lancer…


#10 PENDANT QUE


Pendant que je laisse mon thé infuser, le rêve encombre encore mon regard égaré. Pendant que je lance le replay du journal télévisé, je n’ai finalement aucune envie de le regarder. Pendant que je me douche, je réalise que j’ai de moins en moins envie de faire l’amour. Pendant que je prépare mon cours de français, je culpabilise de ne pas apprendre plus régulièrement le vietnamien. Pendant que l’étudiant m’évoque un souvenir d’enfance, je cherche à me souvenir d’un des miens mais aucun ne revient. Pendant que je cherche où activer le son de la vidéo, j’essaie de lire sur les lèvres de l’actrice qui semble embarrassée. Pendant que je marche dans mon quartier, je crains de croiser un ami pas vu depuis plus d’une dizaine d’années. Pendant que je mange mon boeuf sauté, la grand-mère masquée cherche à vendre son dernier ticket de loto. Pendant que je sèche le linge, j’écoute Eugène Ionesco évoquer la gravité avec laquelle, enfant, il regardait les représentations du Guignol, au jardin du Luxembourg. Pendant que je cours, je me demande après quoi je cours. Pendant que je soulève des poids, je me demande comment me débarrasser de celui qui pèse sur ma conscience. Pendant que l’enfant saigne du nez, je pense au dessin reçu par Georges dans Caché. Pendant que j’écoute Michel Petrucciani jouer Rachid, le visage de Saïd me revient, les bleus de son immense fresque murale aussi. Pendant que ma fille regarde le film, je la regarde le regarder, j’observe les expressions de son visage qui a tant changé ces derniers mois, bientôt, je ne la reconnaitrai pas. Pendant que j’écris dans le carnet, je n’attends pas des mots mais une voix, une voix assez puissante pour couvrir le bruit des discussions de la pièce à côté.


#11 LE PREMIER SOUVENIR QUI LIE LECTURE ET ECRITURE


Traces d’histoire, histoire de traces. Début de l’année 1990. J’ai 7 ans. Le père m’annonce que je dois écrire un texte, un texte qui sera probablement publié en fin d’année. J’ignore ce que « publier » signifie. Le père m’explique que mon texte sera accueilli dans une revue, sur du papier, comme les livres de notre immense bibliothèque. J’y serai auteur parmi d’autres. Le texte sera dactylographié et imprimé. « — Dactylographié ? » Je me saisis de mon recueil de Jacques Prévert et regarde avec admiration le nom, les vers imprimés sur le papier jaunâtre du livre déjà bien usé. Ce qui attire mon attention pour la première fois, c’est que le livre n’est pas manuscrit. J’en prends un deuxième, un troisième, un quatrième de la bibliothèque; tous sont en caractères « dactylographiés » (mot que je viens de comprendre). Ainsi, je me dis que seuls les écrivains dignes de ce nom ont cet honneur. Je vais donc devenir écrivain. Dans l’excitation, je désire immédiatement commencer. Dois-je écrire à la machine ? Le père répond que ce n’est pas nécéssaire. Je peux écrire à la main et l’équipe de la revue se chargera de dactylographier mon texte. « — L’important, c’est l’histoire que tu vas raconter. » Le titre m’est venu tout de suite, sans réfléchir, avant même d’avoir une idée en tête. Pas besoin de penser. Juste être seul, avec ma solitude, sur le dos d’âne, et une histoire — inconnue de moi, connue des mots — apparait. D’un jet. Je ne savais pas quoi écrire avant de commencer. Et pourtant, il suffit de poser les premiers mots pour que l’écriture ait elle même une histoire à raconter. C’est pareil pour Prévert ? J’ai pris une feuille blanche, sans ligne ni carreau. J’essaie d’y écrire droit, au stylo noir. Mais l’écriture bouge dans tous les sens, comme un cheval fou à mener. Ma main se crispe, mes lèvres aussi. La seconde ligne chevauche déjà la première ! J’ai peur des boucles aux majuscules, de faire baver l’encre… En me lisant, les gens distingueront-ils mes tremblements de cancre gaucher ? Mais j’essaie de me rassurer, après tout, Jacques Prévert a peut-être lui aussi des difficultés à écrire à la main. Finalement, une seule hésitation sur un pronom. Je ? Non. Il. Vilaine rature. Tant pis, quand ils publieront l’histoire, elle sera dactylographiée. Ça ne se verra pas. Ce n’est qu’un brouillon…Décembre 1990. Dans le salon, face à la bibliothèque, mon père ouvre une grande enveloppe marron qui contient un livre. « C’est celui où je suis auteur ? C’est bien celui-là ? » Un seul texte m’intéresse, le mien. Je tourne les pages cherchant mon nom parmi tous les textes dactylographiés. Soudain, à la page 77, je découvre avec stupeur que mon texte est le seul du recueil imprimé manuscrit. Tout y est, mon écriture ridicule, ma rature… Pourquoi n’ont-ils pas dactylographié ce texte comme tous les autres ? L’histoire d’émile n’est-elle pas digne de sérieux, de respect ? Submergé par la tristesse, je pars me cacher pour pleurer. Je me sens trahi, humilié. « — Plus jamais je n’écrirai. »



#12 LA GRISAILLE, LES DESSOUS


La ville est restée sous la grisaille aujourd'hui, du matin au soir. Coïncidence ? Ou bien la proposition de F. a-t-elle été lue par Saigon avant même que j’en prenne connaissance ? Sentiment que le temps s'est arrêté, il suffirait de retirer sa montre pour y croire, d'annuler tous les rendez-vous et rester là, devant la fenêtre, sans rien faire. Dessous la ville a perdu ses couleurs, on la devine à peine, elle n'existe plus que par sa rumeur. La lumière n'a presque pas changé de 6 à 17 heures. En fait, il a même fait a un peu plus jour à partir du soir. Dans ce brouillard, les hommes aussi sont devenus incolores, sans teint, sans visage, sans âge, il est désormais impossible de les différencier. Tous semblent être de la même race terne. Leurs voix aussi sont transparentes, atonales, j'ai beau tendre l'oreille, je n'y devine ni humeur, ni expression. D’ici on croirait entendre un peuple de guimbardes. C'est un lundi qui n'a jamais commencé. Il a fallu que la nuit tombe pour finalement réaliser qu'un jour était bien passé. AnM.



#13 ARRÊTER LE MONDE


Less gouttes de pluie suspendues dans l’air, le temps de compter jusqu’à cinq et prendre la photo. Un : compter les rectangles dans le cadre, à vue de nez, j’en vois onze, certains imbriqués les uns dans les autres. Deux : identifier les éléments extérieurs, nature morte définie par la ville, fenêtre grillagée encastrée dans un mur pèche, deux ouvrants blancs teintés grand ouverts tels deux bras fraternels accueillant mon regard. Trois : dedans, un probable bout d’autel où deux vases de plantes vertes se font face, chacun devant deux brûleurs d’encens dorés, la symétrie est parfaite. Derrière l’un d’entre-eux, il me semble reconnaître une bougie éteinte, il doit sûrement avoir la même de l’autre côté mais l’objectif ne peut la saisir vu d’ici. Ce que je repère en dernier, c’est la silhouette sombre d’un grand bouddha debout me faisant face, on dirait qu’il veille discrètement sur le vide de la pièce, le dos appuyé contre le mur bleu-ciel délavé. Quatre : la fenêtre que je regarde donne sur un autre rectangle, une autre fenêtre, ouverte elle aussi, sur une ruelle parallèle à la mienne. J’y aperçois le portail à lames blanches du voisin absent surplombé de tuiles bleues. Cinq : je prends la photo et la pluie reprend aussitôt, violemment, comme si s’être retenue de tomber durant 5 secondes l’avais mise en colère. 


#14 RIEN QU’UNE SECONDE


Relent d’ordures, moteur trafiqué transperçant le silence derrière le bloc. Par terre une boîte en métal, dedans une note : « cherche famille ». Sous le papier volant aperçois un triangle noir, les poils d’une oreille. Ni miaulement, ni mouvement, probablement déjà mort. Du linge sèche sur le fil, deux oiseaux se poursuivent, un coup de marteau pris pour un son de cloche… et moi qui passe. Dans l’ombre de la coursive, un homme me suit des yeux avec insistance


#15 CUT UP MOI ÇA


Tu as rêvé ? Oui mais je ne me souviens plus. Cet ascenseur est d’une lenteur désormais ! C'est toujours inondé chez moi, va falloir que j'achète un bateau. Pardon monsieur. Il est mignon. Il vient de faire ses besoins. Un Husky ne souffre-t-il pas dans la chaleur ici ? Désolé il n'y a plus de café. Je crois qu’il m’a souri. Il est d’où à ton avis ? Courage ! Quinze de plus et à la douche ! Ça peut arriver de s’emporter, moi je pardonne vite pour ne pas que ça me reste dans la tête. Il y a des choses qui ne s’oublient pas. Nous sommes jeudi 24 novembre, c’est toujours Black Friday, vous avez encore une réduction de 500.000 dongs. Ce n’est pas à vous que je m’adresse. Ces vendeurs se moquent de nous, partons. Pourquoi pas mais j’ai peur que tu n’aimes pas le film ? C’est bien çà. Beaucoup se sont déjà suicidés après les premiers matchs, la défaite de l’Argentine a dû faire des morts hier. Pas cette fois, je n’y consacrerai pas une seconde de mon exsitence. J’ai une barre dans la tête. Ils ne vendent plus l'adoucissant que j'aime. Tu m’avais promis, ne me fais pas répéter dix fois les mêmes choses. Je perds mes sourcils. J’ai dit pardon à madame Hà. J’ai pris deux livres à la bibliothèque. Sa femme devient le pronom elle. Tu dois nous prévenir avant de donner ! J’ai mangé trois bols tellement c’était bon. Sa copine le force à lui obtenir un visa pour aller vivre aux Etats-unis. « Aimer la grammaire » de Bergounioux est un petit bijou. Ça fait deux ans que son grand-frère apprend secrètement le vietnamien. Quand on a du temps comme moi, prendre le bus est une expérience si agréable. 400 000 l’entrée, après tu laisses le pourboire que tu veux. Tu n’en as pas marre de répéter les mêmes questions depuis 10 ans ? La première couleur qu'il faut utiliser dans une peinture est le jaune. Il est tard, tu te lèves tôt demain. Tu as vu les détails du plumage ? 


#16 IL FAIT FROID COUVRONS-NOUS 


Sa robe bleu-nuit préférée les motifs d’oiseaux jaunes tournent autour d’elle quand elle se met à tourbillonner les sandales dorées espagnoles finiront bien par lâcher, polo blanc au col turquoise poche imprimée boule et billes pantalon noir en toile légère chaussettes fines dans les sandales à l’aise pour 2 heures de bus scolaire à venir, tee-shit marron caramel ou diarrhée selon son air lunatique le short multicolore rappelle des vitraux sur des fesses aperçues sous la culotte à dentelle qui dépasse, polo vert grabBike casque vert grabBike avec une note collé au dos : « avant de ne pas me donner vos 5 étoiles, sachez que je fais de mon mieux et que j’ai vraiment besoin de ce travail pour nourrir ma famille » tongs blanches Armani le jean remonté aux chevilles au cas où la pluie se remette à tomber, sous la sacoche de cuir en bandoulière la chemise bleu-ciel fait ressortir le teint malade la ceinture marron neuve brille un peu trop sur le vieux jean gris délavé et les chaussures de ville noires qui à chaque pas laissent entrevoir la semelle blanche ressemble de loin à un piano qui marche, pantalon et chemisier en fausse soie fleurs sauvages mauves tâchées du vomi des bébés la claquette trainant le pied deux boucles d’oreilles se balancent dans le vide, un pantalon beige remonté au dessus du nombril la banane attachée fermement sur le côté le polo Lacoste mauve bien trop grand et le béret français sur les Ray Ban pilote vintage d’aviateur lui donnant un faux air de mouche



#17 PETITS EMBELLISSEMENTS BIENVENUS


Pour une ville anonyme, tout nom devra être raturé des boites aux lettres, des portes, des maisons, des immeubles, des entreprises, de tout établissement public, d’internet, toute marque affichée sur un immeuble, une devanture de boutique, un véhicule, un vêtement devra dès à présent être retirée, nous n'aurons également plus le droit de nommer nos concitoyens, prononcer ou écrire un nom sera passible de la prison à perpétuité. Les cartes d'identité ne contiendront ni lieu de naissance, ni date, ni sexe, seulement une photo et il ne sera pas obligatoire que celle-ci soit celle de notre visage, celle du voisin ou de n’importe quel autre être humain sera valable. De même pour les livres, les noms d'auteurs seront retirées des couvertures, seuls les titres seront préservés, nous serons tous désormais des pronoms indéfinis errants dans des rues sans noms ni numéros, dans des arrondissements qui n'en seront plus. Pour une ville aux habitations gratuites et éphémères, à durée limitée, chaque concitoyen ne pourra vivre dans un logement que pour une durée de 24 heures. Ensuite, il devra obligatoirement en changer, à dix rues au moins du logement précédent. Il ne sera pas autorisé d’habiter le même immeuble en changeant uniquement d’appartement. Avant de remettre les clefs sur la porte, le logement devra être nettoyé et les courses devront être faites pour la personne suivante. Pour la libre circulation des animaux. Le zoo de Saigon se devra de libérer tous ses détenus, sans exception. Les animaux domestiques seront interdits. Les portes de tous les commerces et logements de la ville devront leur rester grandes ouvertes. Tout citoyen sera dans l’obligation de nourrir un animal de passage quitte à y laisser sa vie. En cas d’attaque, il est formellement interdit de se défendre. Tout coup porté sera sévèrement puni par la loi. Pour une circulation des barques régulières sous les ponts de la ville lors des grandes compétitions de football, chaque corps s’étant suicidé suite à un pari perdu sera repêché. Si la personne est décédée, le corps sera ramené à sa famille et ses dettes seront couvertes par l’état. Si la personne est encore vivante, elle ira se réchauffer et prendre un verre d’alcool de riz avec le pêcheur à qui elle racontera son histoire. Le pêcheur notera chaque détail dans un petit carnet qui jour après jour, constituera un curieux recueil de suicides ratés publié, disponible dans toutes les librairies saigonnaises et largement mis en avant dans les médias publics. Les revenus des droits d’auteurs seront partagés entre le survivant et le pêcheur. AnM.


#18 RECOPIER C’EST FACILE


« Le plan d’une ville est une coupe du cerveau de l’humanité. Les lieux qu’il montre, les places et les boulevards, ces espaces de réalité tangible sont aussi ceux où se produisent les choses qu’on ne voit pas, les baisers qui s’échangent sur les quais, les rats crevés dans la ruelle et le flot tumultueux des pensées sous le masque des visages. Cette pulsation de la matière se perçoit partout à Shanghai. La ville est traversée par un remous sensuel et magnétique. Le désir qu’on pouvait éprouver devant un corps nu se porte soudain, complètement déboussolé, sur les éléments du paysage, sur l’angle d’un mur, la couleur d’un taxi, ou sur des scènes de rue banales comme une cannette de limonade qu’un coup de balai fait tomber du trottoir. Cette dérive de l’émotion creuse un vide en moi. Je ne cherche pas à le combler. Je laisse courir mes yeux, je les laisse jouir au loin. »

L’atelier avait commencé avec lui, sur le banc blanc, face au lac vert et laid. Le jaune de la couverture comme une éclaircie dans l’humeur sombre du quotidien mal réveillé. Ce matin, il m’accompagne encore, avec le café glacé. La matière même de la ville, celle qu’on travaille depuis quelques jours ici, à travers ces suites d’exercices, de gammes, peut ne plus éveiller notre curiosité tant elle est essorée par le quotidien éreintant de la vie matérielle à mener. À force, le rapport à la ville peut devenir sec et dénué de sens. Parfois envie de s’en extirper. Saigon a tant envahi mon écriture depuis dix ans qu’il m’est désormais impossible d’écrire sans elle. Je m’y sens souvent prisonnier et j’y tourne souvent en silence, sans rien écrire, fatigué et vidé de toute fiction à écrire.  Alors évoquer sa grisaille, être à l’écoute de ses paroles absurdes, noter la couleur de ses vêtements,  s’arrêter sur un bout de rue croisé dix mille fois, ça décourage, j’hésite à laisser tomber, abandonner. Dans ces moments-là, quelques des pages de Béton armé et je retrouve aussitôt du désir pour Saigon, émotions d’une première fois, m’y sens à nouveau assez vierge pour laisser l’écriture dévaler, sans frein à main. AnM.


#19 TRANSACTION


Je passe à l’interrogatoire, comme tous les jours sur la selle, comment se fait-il que je parle la langue, depuis combien de temps je vis ici, ai-je une famille, des enfants, et surtout, d’où je viens ? Hier je venais d’Hollande et me prénommais Jan, demain je m’appellerai Diego et viendrai d’Argentine, aujourd’hui je suis Kazem, métis de père Iranien et de mère espagnol. Souvent il me demande aussi mon âge, c’est courant ici, rien d’impoli, juste histoire de savoir quel pronom utiliser pour discuter. Hier j’avais 25 ans, demain 33, aujourd’hui, je n’ai pas d’âge puisqu’il ne me l’a pas demandé. Le téléphone indique l’itinéraire en cours, les rues un peu bondées sur la carte. Je pose les mêmes questions que d’habitude également, depuis combien de temps tu bosses pour Grab, que faisais-tu avant, pourquoi avoir changé, as-tu une famille, des enfants, garçon ou fille, quelle école, de quelle ville viens-tu ? Je ne verrai pas le visage sous le casque et le masque, jamais je ne vois le visage, je le devine à un bout de joue dans le rétro, ça pourrait être le même chauffeur que je n’en saurais rien, après tout c’est peut-être le cas, ça pourrait être la même personne qui change de voix, de moto pour mieux me duper, oui nous sommes probablement tous les deux, à l’insu de chacun, deux êtres à identité éphémère qui, après chaque trajet, change de nom et d’histoire. Du district 7 au district 1, ça me fera 60.000 tout rond. Je le paie et disparais derrière une porte où je retrouve mon prénom, sans conviction. AnM.


 #20 LA SCÈNE EST MUETTE ET VAUT SON PRIX


Il a dit muet, sans voix ni parole, dur ici, à partir du moment où l’on parle la langue. Le silence, c’est d’abord en soi qu’on le trouve, il manque partout ailleurs. Je vais obligé de m’amputer la langue, prétendre que je ne la parle pas, duper ce sera plus facile pour imposer le silence, et vu mon visage d’étranger, ce sera compris. Pour écrire aujourd’hui, il suffit de descendre acheter du Xôi au matin. C’est à quelques pas. Je m’approche de la vendeuse sur le trottoir. Elle me voit venir de loin, je dois avoir une tête d’affamé. Elle me dit d’abord quelque-chose que j’aurai compris hier mais que je n’ai plus le droit de comprendre à présent. Alors je fais un signe de la main, celui d’ainsi font font font les petites marionnettes, c’est comme ça qu’on exprime une impossibilité. Faisant le signe près de mon oreille, elle comprend que je ne parle pas la langue. Elle commence à ouvrir ses énormes casseroles, trois choix s’offrent à moi, trois couleurs : blanc, rouge ou jaune. Je choisis le Xôi Xéo jaune, avec de la viande de porc séché en cheveux et de la pâte de petit-pois dessus. Elle me montre ensuite le giò lụa, j’hoche la tête pour accepter, elle en rajoute quelques tranches dans la feuille de banane. Puis d’un tremblement, elle fait tomber délicatement les oignons frits sur le tout. Elle referme ensuite le feuille de banane. Elle me tend le paquet végétal. J’ai failli demander bao nhiêu (combien) mais je me suis interrompu à temps, respectant la contrainte. Ains, je frotte mon pouce sur l’index et le majeur réuni. Elle note gentiment sur un petit papier et écrit 25 K. Je lui tends 30 000 et  la salue de la tête avant de partir. Quelques secondes après, elle me rattrape par l’épaule et me tends la monnaie que j’avais oubliée. Demain j’y retournerai et commanderai avec la langue retrouvée


#21 FAIRE BOUGER LES CHOSES


tourner longtemps, en bas, à la recherche d’une action. D’abord regarder autour, les actions des autres, celles influant directement sur les petites habitudes : l’ascenseur bloqué, probablement en train d’être réparé, ralentissant tout l’immeuble, créant des petits attroupements à chaque étage, la fumée du porc grillé, propagée par un éventail pour éveiller la faim des passants, les noix de coco attrapées au sommet de l’arbre avant qu’elles ne tombent, les femmes de ménages nettoyant le vomi blanc d’un malade passé par là, une cigarette se consumant seule sur une table… que faire pour bouger le réel ? Tarkos dans les mains, pourquoi ne pas déclamer une bribe d’Anachronisme à haute voix. Pour avoir une incidence sur le monde, la déclamer très fort, à la limite du hurlement. Choisir un passage plutôt court, de peur de ne pas tenir longtemps. Attendre qu’il y ait moins de monde autour. Il reste tout de même quelques personnes, au moins cinq : le garde de l’immeuble, un type de la maintenance, une grand-mère courant après sa petite fille, et une jeune femme en tenue de sport faisant des aller-retours. Encore le banc blanc, celui où l’atelier a commencé, celui sur lequel les propositions sont lues chaque matin. Se lancer d’un coup, comme on saute dans le vide. Avoir honte, la voix dévoile-t-elle une tare longtemps cachée, se sentir si nu. Mais au fur et mesure, le texte de Tarkos aide, suivre sa sonorité, son rythme, commencer à s’oublier derrière chaque mot et le texte lui, semble parler seul. Ne pas relever la tête une seule fois pendant la lecture. En revanche, apercevoir le petite fille intriguée, du coin de l’oeil, à côté des jambes de sa grand mère. Après avoir achevé la bribe, immense malaise. Fermer le livre, se lever. La petite restée silencieuse. Le coeur battant, presser le pas. Être suivi du regard. Une fois dans l’ascenseur, seul, une grande tristesse submerge. Noter dans la carnet la scène encore chaude, il n’en reste déjà pas grand chose en mémoire. À peine vécue, déjà refoulée ? 



#22 ON REMET, MAIS AVEC UN LIVRE (À PERDRE) * coquille p36

 

Il a fallu choisir. Se séparer d’un livre n’est pas facile à accepter, j’en ai très peu. Quand je suis parti, il y a 15 ans, je n’ai pas pu rentrer la bibliothèque dans la valise. La lecture numérique a bien-sûr pris le relai, la médiathèque aussi mais les livres qui m’appartiennent, ceux que je peux malmener, tous m’accompagnent en frères et soeurs. Il m’a semblé évident que si je devais laisser un livre à la rue, il se devait d’être dans la langue d’ici. Quitte à s’amputer d’une voix, autant que celle-ci puisse être entendue par quelqu’un d’autre… Je lis à peine le vietnamien, uniquement des livres d’enfant pour pratiquer, quelques articles de journal dont je ne comprends pas la moitié des mots.. Mais aucun ne m’appartient pas et leur perte me laisserait indifférent. Ainsi, j’ai choisi les Carnets de prison d’Hô Chi Minh, une version bilingue, qu’il m’arrive souvent de relire dans les deux langues, souvent à haute voix, en vietnamien, et en silence pour la traduction française. Si une personne tombe dessus, elle sera capable de le lire. Et puis l’idée qu’un inconnu puisse découvrir, ne serait-ce que quelques secondes, ma langue me séduit. C’est donc lui avec qui je descends, devant le lac. Je relis les poèmes annotés au crayon à papier, comme pour lui faire mes adieux. J’attends qu’il n’y ait plus personne et je l’oublie volontairement sur le banc. Je ne me retourne pas, j’imagine la couverture jaune pâle sur le marbre, une personne s’arrêtant à côté, penchant la tête, le saisissant pour y découvrir quelques vers. L’image du livre seul me hante tout l’après-midi. Au soir, alors que la nuit vient de tomber d’un coup, sans crépuscule, je passe devant le banc et le livre n’y est plus. Je continue mon chemin, une cinquantaine de mètres plus loin et je le retrouve, par terre, dans une flaque, des pages déchirées et froissées autour de sa couverture. J’ai eu le sentiment de voir pour la première fois la dépouille d’un livre aimé.


#23 EXERCICE AVEC DÉNOMBREMENT


12.000 tarif de nuit, la première phrase coûte déjà le prix d'un café noir glacé au matin, 16.000 fresques murales enfantines peintes par des adultes, leur imaginaire est si pauvre, fallait laisser faire les enfants, 20.000, hôtel le Méridien, son fantôme me revient, en uniforme, ai-je un jour autant désiré une bouche ? 24.000, station bateau bus, notre dernier trajet sur l'eau, baiser volé à la vie de famille, 28.000 femme si frêle avec tant de ballons dans la main, elle pourrait bien s'envoler en un coup de vent, 32.000, clignotant à droite pour tourner à gauche, la ville n'est pas à une contradiction près, 36.000 pense à la phrase échouée de la soirée passée "le déficit de vérité de ma langue maternelle", 40.000, doublé par un couple sans casque que j'imagine mort quelques kilomètres plus loin, 44.000 traversée du pont, fleuve sans bateau où embarquer, 54.000, ligne droite, accélération, même les feux rouges ne sauront nous arrêter, 60.000, l'ami est-il déjà arrivé chez lui ? 68.000, Ronaldo sort du terrain, le chauffeur semble déçu par cette décision, 72.000, regarde-t-il encore la route ou vais-je mourir devant ce match de foot dont je me fous éperdument, 78.000, néons roses, salon de massage aux vitres teintées, un homme à casquette fait un geste de la main pour nous inviter à entrer, 84.000, doubler un camion container n'est pas chose aisée dans une rue si étroite, 88.000, légère nausée à écrire et compter ce que le trajet va coûter, 104.000, coup de klaxon, coup de frein brusque, une mobylette aux phares éteints apparue de nulle part, 110.000 tourner à gauche, à la station essence, face au coiffeur fermé, 114.000, la rue est sombre, j'habite un lieu sombre, 120.000, au revoir monsieur, merci. Le gardien m'ouvre la porte. Le compte est bon. AnM.


#24 SALLE D’ATTENTE


Il pleut ou pas. Les secondes passent comme un nuage. Mes yeux soupirent. Chaque regard dans le vide se cogne à l'horizon intérieur. Même le ciel donne sur une impasse. Ce n'est pas le monde qui me lasse, mais mon regard sur lui. Je suis attente qui n'attend rien. L’existence continue de passer au cadran cassé de la montre. La pensée désertée, je fais partie des choses, au même titre que le courant d’air soulevant mes cils. Un livre accompagne mon errance. Je ne l'ouvrirai pas une fois. Sa présence seule me rassure. Je le regarde fermé sur le banc tel une issue de secours à portée de main. AnM.


#25 FRAGMENT DU CORPS


Le bras se lève, éclair de douleur, cri, à la fenêtre comment m’appuyer, manque l’appui du coude pour tenir le regard et fixer droit le paysage, même écrire ça fait grimacer, l’épaule rigide, je n’ai presque pas bougé aujourd’hui, de peur d’être transpercé, au moindre mouvement, je serre les dents, le visage cherche une plainte à revêtir, même lever un verre m’effraie, d’ailleurs je manque d’eau, les lèvres sont gercées, j’y passe la langue pour les hydrater, la peau est moite, le front ruisselle, comme si la pluie qui refuse de tomber était là, à l’intérieur, et qu’elle débordait par tous mes pores. Les relents de baume du tigre piquent les yeux. La douleur lancinante est désormais recouverte de chaleur tel un feu crépitant sous mon bras.


#26 CHOSE FLOUE DEVENUE NETTE


Les premières tentatives sont encore vagues, les voyelles se confondent, les autres langues interfèrent. Comment s’y retrouver lorsque qu’on peut écrire le même son avec huit orthographes différentes ? Comprendre sa difficulté, son manque d’assurance, la voix qui sort n’est pas encore sienne, s’entendre dans une autre langue pour la première fois fait quelque peu vaciller l’identité. Pour lui venir en aide, vite s’éclaircir la voix, se racler la gorge, exagérer l’articulation pour mieux reformuler. Elle n’entend pas bien, en fait si, elle entend mais ne comprend pas ce qu’elle entend, et comment y accéder. Être patient, rapprocher la bouche du micro, passer le doigt sur la caméra pour désembuer mes lèvres, mes dents, elle comprend qu’il faut sourire pour mieux le prononcer, l’accès au son parait moins flou, il y a bien une porte d’entrée possible, il suffit de copier, le visage, la voix, l’intonation, et le son sort enfin, sans encombre, dépourvu de tout embarras. On passe maintenant d’un mot à un autre, et malgré le lettres qui changent, le son lui, demeure dans sa bouche, merveilleusement net. AnM


#27 PAS MOI, MAIS MON DOUBLE


Il s’est assis devant, à côté du chauffeur. J’ai trouvé ça étrange au début. Et puis c’était peut-être pour me laisser la place à l’arrière. Je regardais sa nuque, le bout de sa joue, illuminée par le soleil. Ses lèvres bougeaient, je crois qu’elles articulaient des paroles sans son, des paroles adressés à ceux dans sa tête, mots sur le bout de langue jamais formulés, conversations rejoué après coup, dans sa tête, comme si le désir de les dire était encore vivant des années après. Puis il prend son téléphone, il ouvre sa messagerie où il n’y a aucun nouveau message, il referme l’application, ouvre Facebook,  n’y lis rien tout en faisant défiler le mur, puis reviens aussitôt sur sa messagerie où l’absence de nouveaux messages règne à nouveau. Le chauffeur le regarde du coin de l’oeil. Sentant son regard sur lui, il commence à feindre un appel. Je sais que personne n’a appelé puisque son téléphone n’a pas vibré. Ainsi, il engage un dialogue avec un ami imaginaire, je me demande bien pourquoi il ressent le besoin de duper son monde ainsi, peut-être pour montrer au chauffeur qu’il parle vietnamien et jeter un doute dans son esprit quant à son origine. Je ne reconnais pas sa voix. D’habitude je l’entends autrement, comme venue de l’intérieur mais là, enfermée dans le taxi, son parlé faux perce mes bouchons de cérumen. Il essaie pourtant de jouer son dialogue fictif, d’y mettre des intonations, il place même quelques rires entre des silences supposés être le temps de parole de son interlocuteur. Mais malgré ses talents évidents de faussaire (et je suis certain que le chauffeur ne peut deviner la supercherie), j’entends sa voix désaccordée, les fausses notes s’enchainent et je commence à avoir honte pour lui. AnM.


#28 RUMINÉ, RABÂCHÉ, RESSASSÉ


La proposition du jour me poursuit toute la journée me reproche de n’avoir encore rien écrit me renvoie l'exigence perdue d'une régularité malgré le temps qui manque le combat pour quelques minutes suffisamment ouvertes sur rien loin de la vie matérielle la fatigue jusqu’à la somnolence quelques minutes même avant juste avant minuit ici 18 heures en France où je cherche une formulation un angle de phrase qui donnerait au quotidien morne l'illusion de servir l'écriture mais ça ne vient pas comme ça les phrases sans intérêt tournent dans la tête les mêmes doutes se répètent comme les jours où vivre est une corvée quand tout geste irrite sauf celui d'écrire même quand je n'écris rien c'est encore la seule chose qui sait éveiller ma volonté retenir un brin de mon attention je crois que je pourrais toute ma vie essayer d’écrire du matin jusqu'à tard dans la nuit même sans résultat même s'il ne reste que des ratures à la fin ne serait-ce que tenter suffit ne suis jamais épuisé d'être en moi parce que quand j'attends d'écrire il n'y a plus personne à l'intérieur je ne peux même pas y être seul puisque je n’y suis pas moi-même et cherche désespérément à voir jaillir soudain de l'absence la voix de l'étranger qui réussira à m’écrire aujourd'hui. AnM.


#29 ON AURAIT PAS DÛ, VOILÀ


Pas une fois où je ne regrette d’avoir ouvert la bouche, pourtant je ne suis pas bavard mais c’est déjà trop, je devrais me limiter au strict minimum, ne m’en tenir qu’aux mots d’usages, aux politesses… Parole je te hais, tu portes malgré moi une guerre dont je découvre l'horreur après t'avoir adressée. Dès le matin, tu profites de ma mauvaise humeur pour vexer, humilier, insulter à mes dépends, tu fais de moi un tyran à l'oreille de ceux qui me sont chers. Je n’aurais pas dû te prendre, j’aurais dû me taire. Quand j’arrive à te retenir, tu sursautes encore en moi comme une chienne muselée dans une boucherie, mais au moins, tu ne mords personne. J’aurais mieux fait de me tirer une balle dans la bouche pour enfin te régler ton compte. Tu es la défaite du silence. Maintenant comment convaincre ma victime qu'il s'agit d'un malentendu quand elle est convaincue d'un « malparlé »? Le correcteur orthographique souligne ce mot. Voilà bien sa limite. J'imposerai le « malparlé » au dictionnaire. Je fais ton procès parole, t'accuse d'être responsable de ma barbarie. Je n’aurais pas dû te prendre, je n'ai rien voulu dire de mal, tout est de ta faute, cesse donc de parler à ma place, tapie dans l’ombre j'aimerais pouvoir t'extirper de ma gorge pour enfin voir ton visage de traitre, te regarder face à face, faire ton procès, t'exiger de rendre des comptes, et tu devras payer, me dédommager, le temps d'une vie ne suffira pas à reconstruire ce que tu détruis. Je n’aurais pas dû te prendre parole, j’aurais dû garder le silence et rentrer dans la dimension de l’écriture, il n'y a qu'ici que je ne suis plus ton esclave, ton jouet. AnM.


#30 | FAIT DIVERS, TOUT PETIT FAIT DIVERS


Un homme à Hanoï a été filmé dans la nuit en train de lancer plusieurs cocktails Molotov sur la maison de son voisin. L'incident s'est produit dans un quartier près du lac Triều Khúc dans la commune de Thanh Trì vers 23h30. Des témoins oculaires ont déclaré avoir d'abord entendu une explosion avant de voir un homme lancer des bouteilles enflammées dans la cour de son voisin depuis le troisième étage de sa maison. L'homme a ensuite verrouillé sa porte et est resté à l'intérieur de chez lui. Cela a provoqué l'explosion d'une caserne de pompiers, touchant plusieurs personnes à proximité, ainsi que la ligne électrique locale. Certaines victimes ont subi des brûlures mineures à la suite de l'incident. Le responsable est un homme âgé de 61 ans et ne souffre d’aucune maladie mentale. C’est quelqu’un qui boit régulièrement de l'alcool et qui est de nature assez agitée. L'incident serait dû au bruit de karaoké de son voisin, a-t-il expliqué, ajoutant qu’il avait déjà tenté de se plaindre à plusieurs reprises, mais que son voisin avait fait la sourde oreille. AnM.


#31 DE L’ÉTAT DU MONDE


Hier un singe s'est noyé, un singe puant s'est noyé devant vous ! Oui devant vous ! Et vous n'avez pas bougé le moindre cil ! Vous n'avez pu ignorer les cris du primate avant la noyade... Comment sa terreur n'a éveillé en vous ni compassion, ni pitié ? N'importe quel homme digne de ce nom aurait tenté de sauver la bête ? Même un chien aurait au moins aboyé ! Je ne vous reproche pas de ne pas avoir plongé mais vous auriez pu hurler à votre tour, frapper aux portes alentour pour ainsi trouver du secours ! Au lieu de ça vous l'avez filmé en train de mourir. C'est dire l’obscène indifférence qui vous habite… Je suis le singe noyé revenu des morts, je suis le singe puant de vos discours nauséabonds, descendant des mots puant l'indigène à plein nez. Je vous regarde montrer la vidéo à vos amis, à votre famille, à vos enfants, en fin de repas, avec un bout de fromage pour finir le vin… À l'encontre de cette nuit brune s'avançant et débattant à visage découvert, mon cadavre danse immobile tels les hommes de jadis, les hommes du passé, les hommes de haut site, nos frères nos voisins nos ancêtres... nos semblables. Nous sommes tous des singes, vous aussi ! AnM.


#32 LES MORTS SONT PARMI NOUS


l’hiver à l’horizon se lève, sons et bruits de lointains aurores, langues des souvenirs de chacun, hier encore en tête, matin de printemps aujourd’hui, matin froid d’ici, humide telle la cheminée qui s’éveille, matin empuanti par l’odeur des nuits, la tasse ébréchée des jours à la main, dans la vapeur du thé qui refroidit, très tôt, tout au bout de la nuit, cette habitude étrange, comme son père, à sa table, face au frêne, je le revois, silencieux, transcrire des vers de la Chine ancienne, librement, sans volonté d’être lu. Devant le recueil finalement publié mais en mon nom (c’était là sa volonté), sa voix me revient en vietnamien, pas en français…



#33 FAIRE LE VIDE


Rien ne vient, tout est blanc, visage éclairé par la lumière de l’écran, regard vide à donner le vertige, étranger à moi-même, ravir une heure aux secondes qui passent, regarder sans faim les mots encore rachitiques, la peau sur l'os à moelle des heures à ronger, sans souvenir d'avoir un jour parlé, ma voix désormais anonyme ouvre la bouche sur le trou noir de son origine, les yeux pleins de sable, camions containers en sommeil, ordures aux pieds des arbres, personne, si ce n’est un pas dans la nuit, quelque part, aussi lointain que juste à côté, peut-être en moi, oui ce bruit de pas vient d'une rue en moi. AnM.


# 34 CE SERAIT UNE HISTOIRE POUR


Aujourd'hui encore, personne sur l'estrade. On ne cherche plus de raison à cela. Elle est toujours vide. Rares sont ceux qui ont déjà vu quelqu'un monter. La dernière fois, j'ai même entendu un enfant demander à sa mère à quoi ça servait. La mère n’a rien répondu. Je me demande pourquoi. Après tout, elle aurait pu répondre que l’estrade était un lieu où scander des vers. Située au milieu d'une rue à double sens, sous le feu rouge, juste devant le passage piéton, ceux qui monteraient seraient le plus souvent ignorés, leurs voix n'auraient aucun écho dans le bruit de la ville en marche. Et si quelqu'un tendait l'oreille pour écouter, il jetterait aussitôt au diseur de vers un regard méfiant, parfois même venimeux. Parce-que ce qui se dirait sur l'estrade serait absurde, inutile, irait à l'encontre de toute parole rationnelle. Celui qui monterait sur l'estrade occuperait la place de l'inaudible, de l'invisible, du silence, place que la ville elle-même ignorerait avoir créé pour lui. Certains croiraient probablement que le diseur fait la manche. Il arriverait que des gens, sans même avoir écouté, s'arrêtent et jettent à ses pieds la monnaie du fond de leurs poches. Le diseur en ferait don aux pagodes du quartier, aux vrais mendiants. Ou bien il jetterait d'un pont les quelques billets à l'eau. Dire un poème serait à ses yeux un acte gratuit à adresser à la ville elle-même, non pour y trouver une place, mais pour mieux y pour disparaître.


#35 LA PANNE, L’EMBROUILLE


C’est pourtant son lieu de naissance, je devrais m’en souvenir, je le vois encore écrit sur la carte d’identité française, la préfecture l’avait d’ailleurs mal orthographié, tout comme son nom, écorché à vie, paresse d’une administration n’attachant aucune importance aux accents, comme si ceux-ci n’avaient aucune conséquence sur le sens des patronymes. Je ne l’ai pas sur le bout de langue mais il m’en reste une bribe dans la mémoire, lorsque je vis pour la première fois son acte de naissance vietnamien, il était encore lisible malgré l’état du document. Je vois encore la couleur du papier, l’écriture manuscrite à la plume. Bà m’avait pourtant prononcé plusieurs fois le nom du village, j’en garde un vague souvenir sonore mais sa langue et son accent m’étaient si étranger à l’époque qu’il m’est impossible aujourd’hui de deviner comment l’épeler. Seul certitude : ça commençait par un A. Je sais aussi que c’est un village du sud, vers Vĩnh Long. Je me suis probablement rendu juste à côté, il y a 15 ans, à l’époque où mon histoire familiale m’intéressait encore. Il reste aujourd’hui des personnes qui pourraient me renseigner plus précisément mais je n’ai aucune envie de les rencontrer. J’ai compris depuis le temps que partager un peu de sang ne garantissait aucune accointance. Ainsi, j’accepte l’oubli de ce nom, nom du village qui existe quelque part parmi la masse des lieux du monde. Alors quand on me demande où est né mon père, je réponds que ce lieu n’existe plus. Lui qui se sent profondément apatride ne m’en voudra pas. AnM.



#36 ROUTINE DU LIRÉCRIRE, ET QUOI FAIRE DE MIEUX


La nuit déjà, le rêve d’une immense librairie, on dirait un supermarché. Je demande au vendeur : « où se trouve les ouvrages de Maurice Blanchot ? » Il me mène à un rayon, j’y vois un vieux coffret d'une vingtaine de cassettes audio sur des vieux cartons. C'est en promotion. Le vendeur me dit : « — il s'agit du seul exemplaire de l'unique entretien de Maurice Blanchot, c’est un document rare et inestimable, on y entend sa voix pour la toute première fois. Je lui demande pourquoi aucun critique, aucun écrivain n'a jamais évoqué l'existence d'un enregistrement d'une telle importance. Il me répond : « — il pourrait s'agir d'un faux. ». Personne ne l'ayant à ce jour acheté, on ignore encore le contenu des cassettes. Je suis partagé entre mon désir de les écouter, de les partager. Je n'ai d’ailleurs plus de lecteur cassette. Il va m'être difficile d'en retrouver un. Alors à quoi bon l’acheter ? Et si c’était un faux, qui parle à la place de Maurice Blanchot ? J’ai noté le rêve aussitôt levé, l’iPad sur les cuisses, assis en tailleur face à l’horizon, la bouche encore pâteuse, sans prendre le temps d’aller boire un verre d’eau, peur de le perdre, comme celui d’hier. Je prépare le petit-déjeuner. Sur le paquet de céréales, je lis la quantité de sucre. J’ignore pourquoi ça m’intéresse ce matin. Après le départ d’Isabelle pour l’école, je remonte chez moi. Il me reste une vingtaine de minutes avant le premier cours de la journée. J’ouvre la boîte mail. Je lis la proposition du jour. « Routines du lire écrire, et quoi faire de mieux ». Le rêve sera dedans, même si ça va un peu à l’encontre de la consigne. Il me donne matière à commencer. Le reste suivra. Je m’imagine ce soir en train de rédiger la proposition au dernier moment, dans la précipitation. Le cours commence dans 10 minutes. Mieux vaut aller se vider avant. Y’a toujours un livre aux toilettes. Aujourd’hui un livre viet pour enfant. Ma fille l’a lu avant de partir, elle lit un livre chaque matin, hier c’était Prévert, demain ce sera un livre en anglais sur Basquiat, qu’importe la langue, il lui faut un livre avant de débuter sa journée. L’étudiante est en retard, je lis quelques titres d’actualités sur google, entre stupeur et désintérêt. Après le cours, je descends boire un café glacé, rituel quotidien, je le prends à emporter et vais m’asseoir sur le banc avec le livre du moment. C’est toujours Tarkos ce mois-ci, du mal à m’en séparer. J’ai peu de temps, un fragment ou deux, pas plus, avant de remonter parler de l’alternance passé composé imparfait. Durant le déjeuner, j’évite les actualités, je m’en sépare peu à peu. J’écoute plutôt un entretien de Jane Sautière sur son dernier ouvrage. Je vais bientôt le recevoir de France. Avec un thé chaud, j’ouvre mon manuscrit en cours. J’y creuse encore.  Des heures durant. J’ai choisi d’avoir le temps d’écrire aujourd’hui, profiter de l’absence des autres, m’engouffrer dans la faille de la semaine, écrire pressé, comme si le temps m’était compté. Durant mon cours de l’après-midi, nous lirons ensemble les premières pages de l’Amant. L’étudiant ne comprend pas la phrase : « j’ai le visage détruit ». Je montre des photos de Duras, de Beckett, c’est ça un visage détruit. Puis je consulte un article envoyé par un proche, ça parle du vide médian, de la rencontre de François Cheng et Jacques Lacan. Saisi par les premiers paragraphes, au début, puis rejet face à l’hystérie théorique du fameux psychanalyste. Je ne peux plus le lire. Message de l’accompagnatrice du bus : on arrive tout de suite. Au retour d’Isabelle, je lis le texte à recopier pour demain, ça parle de monstres. Elle me demande ça veut dire quoi « s’apprêter ». J’ouvre le dictionnaire du CNTRL et nous lisons ensemble la définition. Je lis le texte recopié. Les mots sont presque tous liés les uns aux autres. On dirait un seul et même mot étrange. Elle a oublié ce qu’elle a mangé à midi, j’ouvre le menu de la semaine dans son carnet de liaison. Isabelle n’a pas aimé le maïs ni le gâteau jaune un peu bizarre. Puis sur le canapé, me plaignant d’une douleur au bras dû aux centaines de revers tapés hier après-midi, je lis la liste des vins pour Noël. Je fais plus attention aux prix qu’aux qu’aux cépages. Une fois douchée, je ne lirai rien jusqu’à son coucher. Confortablement installée dans le lit, je lui lis le premier chapitre des deux nigauds de la comtesse de Ségur. Isabelle a ramené ce livre de la bibliothèque de l’école. Un autre aussi, illustré, sur les premiers hommes. Une fois endormie, je me réfugie dans la chambre et me lance dans l’écriture de ma proposition 36, l’iPad sur le ventre, allongé. Entre temps, je reçois la proposition #37 qu’il ne faut pas lire. Une fois envoyée et publiée, je lis plusieurs propositions des autres participants. J’y passe près d’une heure. Je finis par lancer Memoria d’Apitchatpong. Les sous-titres en anglais me semblent peu fiables. Je les désactive pour me concentrer sur le son et les images. AnM.



#37 DU PAR COEUR


« les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux. » 20 ans, solitude mal vécue. L’écriture s’impose d’elle-même, elle ne sauve de rien, elle se pose sur le vide. Découvrir qu’une phrase s’écrit sans moi, me sentir absent devant la feuille, concentré sur ma distraction, comme s’il fallait laisser parler quelqu’un d’autre. Pas l’impression d’écrire mais de retranscrire une voix venue des mots. Premières nuits blanches à ne pouvoir s’arrêter, complètement happé par le pouvoir d’apparition de l’écriture. Il suffisait de poser quelques mots pour qu’ils trouvent eux-même le chemin d’une parole. Me retrouver sans rien à dire, devant des équations de phrases à résoudre. Comprendre que le travail n’est pas chercher à dire quelque-chose, mais au contraire se taire pour que l’écriture dise. Comprendre que c’est un travail d’écoute avant tout. Et aussi de l’artisanat, que les mots sont matière, comme de la glaise ou de la peinture. Ce sont mes mots qui ont à dire, pas moi. Leur voix n’est pas la mienne, l’identité de la voix venue des mots écrits me met mal à l’aise. Souvenir de ne pas comprendre d’où vient mes premiers poèmes. Sensation de ne pas les avoir écrits tout en reconnaissant l’intimité d’où ils émergent. Ainsi je me demande à qui s'adresse une parole écrite ? Peut-être suis-je un écho du sac de mots et paroles qui parle en moi, qui parle radote et m’échappe. La main retranscrit ce qui vient des mots. La main qui m'appartient retranscrit dans l'écrit le son des mots qui résonnent en moi. Je n'ai pas l'adresse de ces mots, ils pourraient s’adresser à moi comme à quelqu’un d’autre. Je raconte une histoire, j’écris un poème, j’écris une fiction des mots qui me sortent. Oui, je me mets sans raison certaine à les écrire, bricolant leurs sons pour que résonne une musique, un mouvement à mettre en forme... et qui, une fois achevé, me révèle une part inconnue et intime. La phrase de Char formule ainsi, en quelques mots, ce qui est en train de m’arriver. AnM.


#38 STRATÉGIES DU RÊVE


Les plages, je n’y vois jamais la mer, je l’entends seulement. Je crois n’avoir jamais vu d’eau. La mer ramène toujours à la famille du Père. Mes plages sont toujours désertes, sans homme. Les voitures ne sont jamais garées loin des cadavres. Ou bien je les abandonne au bord d’une route devenue inconnue à force d’y avancer. Au début je crois savoir où je vais puis j’oublie en cours de route. Les déserts mènent à des lieux lointains, des continents jamais traversés, j’y devine des guerres en cours, invisibles, le silence y est meurtri. On m’a déjà tiré dessus à la kalash, comme un oiseau, faut dire que je planais à mon insu zone interdite. Je suis rarement dans des lieux connus, parfois, un semblant de ressemblance, un arbre, un bout de mur pourrait indiquer une adresse précise mais le reste du décor vient contredire ma reconnaissance, je ne peux le rattacher à aucune ville, aucun livre, aucun film, aucun tableau. Les personnages inconnus sont souvent armés, susceptibles de m’enfermer, de me torturer, voire de me tuer. Ils sont blagueurs aussi, je comprends rarement leur humour mais entre eux, qu’est-ce que ça rigole ! Ils n’ont pas l’air méchant, ils sont plutôt calmes et déterminés, ce que je peux ressentir n’est jamais pris en compte. Je suis souvent captif ou risque de l’être. Quand je rêve d’écriture, c’est toujours une faute, un risque de condamnation. Voler est toujours une conséquence d’un grand malaise ou d’une colère inexprimée. Au ventre une rétention. Les coups que je veux porter sont souvent inoffensifs, ralentis à l’impact, chaque geste comme immergé dans l’eau. Les couleurs sont fluorescentes, presque chimiques. Ou bien grises, brumeuses. Ou bien noir-yeux-fermés, et toutes les teintes que ça engendre, les petits points feu d’artifice, ou l’ombre des couloirs menant aux mains crochues des sorcières. Les célébrités ne servent à rien, ils sont figurants, assis devant une épicerie de nuit, marchant pressés sur le trottoir, ou discutant avec un autre à côté, ils ne prennent jamais part à l’intrigue en jeu. Les chiens sont les seules bêtes auxquelles je rêve. Ils sont souvent dominants, nous sommes à leur merci. Je ne rêve pas d’autres animaux directement, si ce n’est par la crainte d’en rencontrer, la peur d’un loup dans la montagne qui pourrait dévorer nos corps allongés dans la neige. Quelques auteurs du net, apparaissent, toujours en lien avec l’écriture, la publication et le dévoilement de mon identité. Les proches eux se font rares, comme dans la vie, et quand ils sont présents, ils viennent de l’adolescence et font souvent alliance contre moi. Les rapports sexuels se limitent généralement à des préliminaires improbables. Un jour, devant un miroir, sa chemise blanche ouverte, on est allés jusqu’au bout. Pourtant dans la glace, elle semblait se masturber seule. Je n’étais pas en elle ou bien étais-je invisible, étais-je celui auquel elle pensait en se touchant ? Le corps semble emporté par ce qui le répugne ou l’attire. Je ne vois jamais mon corps, aucun membre, pas un miroir où ne pas se reconnaître. La rétention mène souvent la danse. Ce qui pourrait être agréable est toujours interrompu par le réveil, le faux réveil, celui qui se réveille dans une autre couche du rêve encore en train de se faire. Il y a des mots qui flottent, des mots qui tombent comme des clés d’une poche. Il y a des signes aussi, récurrents, oeil de boeuf ouvert sur des révélations, passage piéton suivis de pas reconnus, cabines téléphoniques au combiné qui pend… Je n’ai pas d’âge si ce n’est quand je rencontre des personnes de ma vie. Les époques souvent anciennes, vieilles de 70, 80 ans, de quelques siècles aussi... L’impression d’errer dans des légendes. Je le vois aux vêtements des passants, aux couleurs de la lumière, comme saisies par des caméras d’un autre temps. Y’ a des pensées obsédantes qui ne lâchent plus la conscience, qui pollue l’humeur. Et puis récemment, des rêves d’angoisses quotidiennes, des rêves de retards, moi qui détestent l’être, tout me ralentit, je vais rater, l’avion, le taxi, les bagages sont trop lourds ou perdus. Une voix qui la ramène, qui ne cesse d’envenimer une situation déjà désagréable… 


#39 CE DONT ON NE PEUT PARLER


301. Elle a la clé en main. Je montre du doigt la porte fermée et dit — c’est cette chambre là. La carte déverrouille la serrure. On enlève les chaussures. On hésite encore à se déshabiller. Comme si c’était trop prévisible. On s’allonge sur le lit encore fait. Main dans la main, si seuls, chacun dans notre mutisme. L’incertitude se propage dans la pièce. Nous nous serrons l’un contre l’autre. Maladroits. Le portable joue de la musique sur la table de chevet. Lampes à abat-jour noir, lumière tamisée, qui finit par clignoter. Les ombres de nos corps ne cessent d’apparaître et disparaître sur le mur. Puis ça commence d’un coup. Déception. Puis ennui. Puis comme ça vient. Mieux. Dedans. Au fond d’elle qui me retient. Sa main me gêne. Sa nervosité m’encombre. Sa voix aussi. Ça dure plus longtemps que prévu. Le souffle court, allongés face à face, la tristesse m’envahit. Il a suffi de le faire pour que l’amour disparaisse. Nous partageons le malaise d’être ensemble ici. Deux distances nous séparent. La mienne et la sienne. Plus de musique. Juste quelque-chose qui sonne faux dans le silence. — Je t’ai laissé jouir en moi dit-elle. — J'ai voulu jouir en toi pour faire semblant de faire l’amour lui dis-je. Silence. Puis elle reprend : — je ne prendrai pas de pilule du lendemain. Si enfant, ça ne te regarde pas. Quand je suis sorti de la chambre, je compris que j’avais lu le numéro à l’envers. Nous quittons la chambre 103.



#40 INSTRUCTIONS POUR QUE CONTINUE LE CARNET


Écris à quelqu’un et personne à la fois, écris à l’inconnue de confiance, écris au doute de son existence, sans rien attendre, ni commentaire, ni silence.


N’oublie pas : « l’intimité peut mener à l’universalité ». Pour toucher l’intime, l’autre doit rester anonyme. Sinon, tu t’immobiliseras, ou tu ne feras que te regarder écrire, et tu n’écriras rien. 


Adresse-toi aux mots, adresse-toi au carnet.


Contrains-toi à faire sortir la langue, comme on doit promener le chien. Même quelques minutes. Pas un jour sans écriture à sortir. Tu es responsable d’elle. Pas d’excuse valable.


Que le geste d’écrire devienne hygiénique.


Fais-toi antenne, capte tout ce que la ville émet, même ce qui te semble insignifiant. Seule l’écriture décidera ce qui était à prendre.


Sois parmi les choses, au même titre qu’un objet.


Reste dans la dimension de l’écriture, que tes sens la servent, que chaque regard porter sur le monde soit lecture. 


Laisse les mots écrire, ne cherche pas à dire. Pars toujours des mots. Déserte ta pensée. Les idées n’écrivent pas. 


Absente-toi, aussi loin que l’absence de soi le permet. Concentre-toi sur ta distraction. 


Ne te prends pas pour ton écriture. 


#41 RÉTENTION DE COLÈRE


De la colère ça vient, du ventre pour être plus précis, puis ça remonte dans le bouche, dans les mots restés sur le bout de la langue, pour le bien des proches, et du peu de gens croisés. Ça maugrée seul, dans sa barbe d’imberbe, j’entends brièvement «j’emmerde Noël», avant de cracher, le mollard aurait pu tomber sur un visage, un vêtement mais ce sera par terre seulement… Les munitions me supplient de les tirer, même dans le vide, ne serait-ce que pour soulager le chargeur, alléger l’arme, ça monte en toi, tu remontes dans ta chambre, là où il n’y a personne, tu fermes la porte et hurles, hurles dans un coussin, les mots y sont trop étouffés pour y comprendre quelque-chose. En te relevant, le visage gonflé de sang, tu fixes la taie d’oreiller humide : on dirait la sueur d’un cauchemar encore chaud. AnM.


#42 D’UN POINT DE VUE RÉCURRENT


Une vue est inépuisable. Je peux passer des années devant une fenêtre sans jamais voir la même chose. Certes il y a des repères architecturaux, des façades, des toits, des murs qu'on reconnait. Mais même le connu, si on s'attarde un peu dessus, est mouvant. Il y a toujours des fissures, des failles, des façons dont la lumière se pose sur les choses, qui renouvelle l'habitude. Un des tags juste en face par exemple, je n'avais pas encore remarqué la façon dont le trait de peinture avait coulé, on dirait les poils d'une lettre. Et puis les passants, le grondement des voitures et motos qui s'arrêtent au feu et repartent, chaque fois différent, dans leur posture, leur façon d'attendre... mais je m'habitue aussi à la différence. La continuité de son flux peut étouffer dans la masse toute singularité. Surtout les jours de grande fatigue, comme aujourd'hui, où l'attention est faible.


#43 DEVANT LES TEXTES ABANDONNÉS


J'ai en mémoire des textes qui ont près de quinze ans. Je sais qu'ils ne sont pas éteints. Ils m'attendent quelque-part à l'intérieur, ont besoin de temps, d'oubli pour ranimer leur voix. Quand je tombe par hasard sur leur fichier, je reconnais la voix du texte comme le visage d'un ami oublié croisé dans la rue. À la fois même, et troublé par le temps, les années de séparation ajoutent de l'inconnu à la voix jadis si proche. La distance renouvelle le désir de l'écouter sous un autre jour. Ici écrire devient essentiellement un travail de relecture. J'écoute d'un autre endroit, du lieu où je suis aujourd'hui, le voix du vieux texte, et j'élague d'elle le bruit du passé pour mieux entendre sa mue. Je mutile le corps du texte de lignes sautées, d'espace vide, j'y injecte du silence. D'un bloc compact en prose de plus de dix pages né un poème de quelques vers. Je ne conserve jamais les modifications. C'est un erreur peut-être. Mais j'ai besoin du risque de tuer le texte, d'être en présence du possible de sa mort pour lui porter l'attention nécessaire. Sans ce risque, l'acte d'écrire me paraît vain. Mais je sais aussi qu'en écrivant ainsi, je tue le caractère d'apparition du texte. Différentes versions d'un texte sont autant de textes différents. Je pourrais multiplier les apparitions, sur différentes feuilles, et ainsi avoir plus de textes en possession. Mais je ne sais faire apparaître l'écriture que sur fond de disparition.

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