#654
14 novembre
Ici, au feu rouge, un compte à rebours s'obstine. Face aux secondes qui s'égrènent, je sens le temps—je le sens physiquement. Il me passe dessus. Assis sur la selle, mon immobilité s'effrite sous chaque chiffre qui disparaît. Autour de moi : le ciel, les immeubles, les corps alignés dans la même attente. Figés.
Je ne souffre pas. Je constate l'usure.
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J'écrivais la semaine dernière que l'écriture recueillait l'insignifiant, stockait le déchet. Or, je constate que mon journal ne retient plus seulement les miettes de la ville, de mes lectures, de mes discussions, de mes rêves, mais aussi celles du flux numérique : les notifications, les images, les commentaires... C’est cette matière-là que j’accumule désormais.
L’effet est un appauvrissement insidieux : cette matière numérique se pose directement sur les bribes de mon vécu. Pour accéder à ma propre substance et retrouver ce qui m’appartient, je dois d’abord déblayer cette épaisse couche résiduelle. Parfois, je n’y arrive pas.
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Cette année, à Saigon, le niveau des inondations est historique. Non seulement la ville s'enfonce de 2 à 5 cm par an, à cause du pompage excessif et du poids des bâtiments, mais le delta du Mékong, sur lequel elle est bâtie, est à moins d'un mètre du niveau de la mer. Avec le réchauffement climatique, la ville est vouée à être submergée.
L'ironie, et j'avoue presque ma satisfaction silencieuse, est de voir le quartier gentrifié de Thảo Điền, ce “Little Europe” aux appartements hors de prix, être le plus touché. Pourtant, le déni de réalité se poursuit. On continue de construire sur les marécages et au bord de l'eau, des résidences de luxe. C'est comme si le rappel de la nature — les voitures complètement immergées, les corps poussant leur moto dans une piscine d'eau usée — n'existait pas.
Et pour ceux qui vivent entre le 20e et le 30e étage, il suffit de fermer la fenêtre, d'allumer l'air conditionné, de regarder la télévision et d'attendre que le niveau d'eau redescende. Et un jour, lorsque la crue aura englouti plus de la moitié de leur immeuble et que l'eau montera jusqu'à leur fenêtre, ils s'exclameront qu'ils ont désormais une "vue sur la mer" et spéculeront sur la nouvelle valeur de leur appartement.
L'eau ne vient pas d'en haut. Elle vient du dessous, du dedans, des interstices. La ville, cette fois, respire par ses fissures. Les voitures cherchent la surface. Les corps poussent leurs motos dans une lenteur d'aquarium.
C'est une revanche muette. Douce. Presque juste. Ce n'est pas la fiction qui déborde sur la ville, c'est le réel qui reprend ses droits sur une fiction faite de déni.
C'est la crue du livre à venir : “La ville engloutie.”
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J’entends ma fille derrière la porte. Elle joue avec un vieux Bioman jaune, retrouvé par hasard sur le balcon, rescapé d’une boîte oubliée. Mon père avait ramené ce jouet de mon enfance à la naissance d’Isabelle. Oublié depuis des années, Force Jaune reprend aujourd’hui vie dans ses mains.
Chaque fois que je croisais le regard de cette figurine, elle me narguait, me regardant de haut, riant de mon sérieux. Peut-être pour cette raison qu’elle a fini dans une boîte. Aujourd’hui, c’est un véritable soulagement de l'avoir sauvée de l'oubli ! Trente-cinq ans sans jouer, sans voix, sans combat. La voilà, désormais, dans les mains de ma fille, qui lui donne une voix, la fait danser et se battre.
Quand j’ai découvert le jouet aux oubliettes, j’ai reconnu cet être enfermé dans la chambre en moi. Je fais semblant que cette chambre n'existe pas. En fait, je laisse crever son prisonnier à l’intérieur par pure procrastination, comme un personnage orphelin de son auteur, errant dans un livre mort-né.
Quand j’ai précisé à Isabelle que le Bioman jaune était une femme, elle a souri, heureuse, comme si soudain quelque chose s’alignait entre elle et le monde. C’est capital, oui, d’avoir des figures à hauteur de soi.
Je me souviens à l’instant qu’enfant, j’avais une Barbie. Elle me tenait compagnie, elle était une présence, la seule qui acceptait de lier corps et silence. Mais le jour où l'on m'a vu avec elle, les autres enfants ont retenu leur souffle. D'abord : ce murmure. Il était là, suspendu, facile à couper. Puis le rire. Sec. Le mot a fusé dans la classe. "Jouet de fille." La sentence, simple, m'avait frappé au visage.
La barbie était devenue une évidence scandaleuse dans mes mains. La honte m’envahissait, épaisse, jusqu'à n'avoir qu'un seul désir : que le sol s'ouvre pour m'anéantir. Tenir dans mes mains ce corps de plastique faisait de moi une bizarrerie. Personne n’avait compris pourquoi elle me plaisait. Ce qui me fascinait, c'était sa nudité, sa poitrine, et son absence de sexe, son absence de poils pubiens. Je la caressais souvent. Les choses sexuelles m'angoissaient et elle était finalement l'innocuité même du corps. J’ai dû me forcer à la quitter, quelques jours après. Et elle a fini elle aussi, au fond d’un panier, cachée sous d’autres vieux jouets laissés sur le côté.
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Aujourd'hui, j'ai mis mon chapeau. Je ne l'avais jamais mis pour venir à mon café habituel.
Je suis devenu, au fil des jours, une silhouette familière de cet endroit. On me reconnaît désormais, même si je ne parle à personne. Mon visage fait partie des murs pour de nombreux clients, tout comme les leurs font partie de mon paysage matinal.
Alors, quand j'ai débarqué avec mon couvre-chef, le trottoir a eu comme un blanc. Ce n'était pas un regard gêné, ni une moquerie. Il n'y avait rien de ridicule ; je ne me suis pas senti honteux comme Suzanne dans Le Barrage contre le Pacifique, marchant pour la première fois devant les visages de la grande bourgeoisie coloniale. Non. Il y a eu un blanc total. Pendant un instant, tout le monde a arrêté de parler et m'a regardé. Ce blanc est né parce que mon chapeau a, d'un seul coup, déréglé les habitudes de tous. Ce simple élément a soudain, pendant une ou deux secondes, plongé tout le monde dans la nouveauté. Il a fallu un instant à l'œil pour réintégrer la silhouette silencieuse connue dans le cadre, avec cet accessoire inconnu. Il suffit de si peu pour perturber l'ordre invisible de nos rituels quotidiens.
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S'il y a un reste de bonheur, ce n'est que cela : lire Duras avec ma fille.

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