#646
20 août
(retour sur les derniers jours en France)
Sur ces images, le voyage touche à sa fin. Notre premier voyage ensemble. Et comme nous l’avions décidé, nous n’y laisserons pas paraître la douleur des séparations, ni cette peur sourde qu’il puisse s’agir d’une dernière rencontre. Ces instants appartiennent aux jours sans images, aux replis intérieurs que l’on ne filme pas.
Je ne sais pas encore ce que ce voyage laissera en toi, Isabelle. Mais je crois qu’il ne pourra s’effacer, parce que quelque chose s’est déplacé en toi : une lumière dans ton regard, une attention nouvelle, un fil qui s’est détaché de moi pour se nouer ailleurs. Tu commences à fabriquer tes propres souvenirs, à tisser tes propres rencontres. Même si tout passe encore par mes choix, mes désirs, mes itinéraires, déjà je sens qu’à mes côtés, ta présence m’échappe. Dans un regard perdu par la fenêtre, dans une phrase adressée sans me chercher des yeux, dans une démarche qui s’affirme à côté de la mienne, dans ton jeu obstiné avec les ombres au sol, dans cette boîte à musique qui te fascine et qui n'attire même pas mon attention — partout, dans tes textes, tes dessins, tes photos, je devine la naissance d’un voyage qui n’est plus le mien mais le tien.
Tu es auprès de moi, dépendante encore de ma main, de ma voix, et déjà tu t’éloignes. Chaque pas que nous faisons ensemble est aussi un pas qui nous sépare. Nous avançons côte à côte, mais nos solitudes grandissent, parallèles. Et je comprends que marcher avec toi, c’est déjà apprendre à te laisser partir. Ce vertige de séparation, je le connais déjà ailleurs : il surgit parfois devant une œuvre d’art, quand tout à coup quelque chose en nous se déplace, nous arrache à nous-mêmes, et nous laisse suspendus à ce moment où l’on se découvre en train de se regarder vivre.
C’est à cela que je pense devant certaines œuvres, celles qui déplacent au lieu de rassurer, qui brisent l’unité tranquille pour laisser apparaître la fracture. Comme ici, face aux œuvres de Mickalene Thomas que tu as tant aimées. Sa manière de déchirer les surfaces, d’assembler dans un même espace des éclats sans origine commune — motifs textiles, photographies, strates de couleur, éclats de miroir. Rien n’y est continu, tout y est fragment. Et pourtant, de cette discontinuité, de ce collage imprévisible, naît une vérité plus dense que l’unité qu’il remplace. Peut-être que voyager, c’est cela : accueillir les morceaux du monde, accepter qu’ils ne coïncident pas, et pourtant les assembler comme les fragments d’un visage. À force, cela finit par constituer un pays — non pas reçu mais inventé — qui devient notre vrai lieu natal. Comme me l’écrivait Pierre Ménard (Phiphi, comme tu l’appelles) : « je crois qu’on peut aussi bien inventer le lieu dont on est originaire que le lieu où l’on vit. »
Ce pays, le tien, ne sera pas limité au lieu de ta naissance, ni à ceux de tes origines. Il se compose de fragments juxtaposés, d’éclats d’espace et de temps qui ne se ressemblent pas mais qui, à force de s’accumuler, finissent par former une trame secrète. Un shopping mall aux néons trop vifs, des fils électriques emmêlés, l’odeur du café noir dans la chaleur du matin. Une fenêtre ouverte, le bruissement des arbres, une silhouette absorbée devant un écran. Un jardin japonais, la quête d’un enfant avec qui jouer, une odeur de blé, le bois d’une ferme, un champ que tu as nommé vallée des pensées. Des cris d’enfants, des champs de maïs, la lumière d’été qui retarde la nuit, ou au contraire le noir qui tombe d’un coup, à dix-huit heures, comme si quelqu’un avait éteint la lumière. Une chambre d’amie trop étroite, des couloirs d’école, des coins sombres, des morceaux d’Amérique inventés. Des hublots d’avion, des nuages lents, des rails qui fuient, un paysage qui file. Des films vus, des pages lues, des musiques écoutées. Des cafés sans nom, une gare traversée, une place où l’on se perd, un square quelconque. Des ponts, des quais, des chambres d’hôtel. Tout cela ensemble, sans ordre, sans raison, se colle, s’empile, se brouille, recommence. Et puis il y a les noms, balises fragiles dans ce chaos : Paris, Saigon, Hanoi, Tà Đùng, Phan Thiết, Lussan, Saint-Cirq-Lapopie... Mais qu’importe d’où ça vient : tout est ton monde, tout est ta carte. Et ce ne sont pas seulement ces lieux. Il y aura aussi, plus tard, d’autres chambres d’hôtel, d’autres gares où tu seras attendue, d’autres places où tu donneras rendez-vous, d’autres cafés, d’autres squares anonymes. Tous ces lieux formeront un réseau invisible, une géographie intime que toi seule pourras lire.
Ainsi, ce voyage fut retour — à l’une de tes langues, à une part de ta famille, à des lieux déjà tiens — et en même temps départ, car tout ce que tu viens de découvrir, de rencontrer, désormais t’accompagne. Et maintenant que nous rentrons au Vietnam, comment nommer cela : retour ou départ ? Sans doute les deux à la fois — comme si, pour toi, voyager ne cessera jamais d’être les deux en même temps.
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