#645

 
15 juillet


Soixante-quinze ans peut-être. Tunique mauve vif. Faux éclat de soie. Je croyais, autrefois, que c’étaient des pyjamas. Elle retrousse les manches. Lentement. Les poignets maigres apparaissent. La poche plastique pèse. Elle vide son contenu dans le lac. Des morceaux tombent. Sans bruit. Ils dérivent. Pas un poisson. L’eau boit tout.

*

On passe par où dans le rêveur ? Par où pour retrouver le rêve déjà parti, déjà retourné dans son trou, trou d’ombre profond qui respire, laissant entrevoir une lumière. On revient par les lieux, par le temps. Mais le fil n’est pas un fil : c’est un nerf tendu qui claque, un intestin coupé qui palpite encore sur le carrelage. Alors les lieux, oui : l’appartement sans pays, sans murs fixes, qui se déplacent autour de moi. Odeur de métal humide, d’eau stagnante, d’haleine étrangère. Dans mes rêves, d’habitude, je sais si c’est en France ou au Vietnam. Mais ici, ça reste vague. Rien dans la bouche sauf une langue qui n’est pas la mienne. Je parle, on me regarde comme si j’étais vide. On parle, je comprends pas. Mais la peur me perce goutte à goutte. Elle entre sous la peau et s’y installe.

Au sixième d’un immeuble haut, massif, blocs collés, murs jaunes gonflés, cloques ouvertes, pustules suintantes. Peut-être l’Eden. Pas l’Eden Cinéma de Duras, mais l’Eden avant qu’ils ne le démolissent sur nos têtes : ça pue la pisse et le vieux bois. Repère d’un clan de chats, de toxicos qui respirent fort dans les coins, visages collés aux vitres qui reculent dès que je les fixe. Ça ressemble à Saigon, mais l’air ? Non. L’air est lourd d’une autre poussière : il est français, il est béton, il est Mirail.

Je viens d’arriver, le locataire est là. Il part, les yeux inquiets, peut-être contrarié. Il me laisse l’appartement. Sur la porte, des papiers jaunes collés. Dessus, des barres : une, deux, trois, quatre. Comme des jours comptés en prison. Compte à rebours d’une représaille, d’une révélation compromettante pour le locataire qui descend. Il hurle dans les escaliers, cherche les voisins qui posent ça sur sa porte, les menace, ça frappe, ça cogne. Et déjà je suis chez eux, ou avant, ou  après, je ne sais plus. Odeur de linge humide, d’huile rance. Couloirs noirs qui s’allongent. Murs qui collent. Figures monstrueuses surgies de l’enfance : sorcières voûtées, dents en fer, mains glacées. Leurs yeux font des trous dans ma tête. Ils le traitent de sale dealer de came dans leur langue, mais je comprends.

Je reviens dans l’appartement. Le locataire dealer a disparu. Ou bien c’est moi qu’on traite de dealer, de sale dealer de came. L’air est plus humide. Au-dessous du lit, la drogue. Un paquet lourd qui pulse comme un cœur étranger.

Dans un autre bloc, ma femme et ma fille. Invisible mais présente, son existence est encore une donnée de mon identité. J’ignore si je suis encore marié ou pas. Peu importe. Il y a cette paix étrange entre ma femme et moi, une paix trop sage pour qu’on soit encore ensemble.

Je sors. La ville se dédouble. C’est Toulouse recouverte d’une autre peau, d’un autre temps. La familiarité que je pourrais avoir avec la ville, tout ce que je reconnais, s’efface. Comme si je m’étais trompé de lieu. Non, ce n’est pas là. Pas Toulouse. Pourtant je peux m’y situer les yeux fermés. Je ne suis pas perdu. Quelqu’un en moi sait où il va.

Dans la rue, je sens derrière ma nuque le souffle de celui qui me suit, qui m’écrase de signes. Sur le trottoir, je m’assois sur le béton chaud. Sous mes jambes j’attends, l’air gratte mes poumons. Un enfant arrive, prend ma poche. Je dis : c’est à moi. Il me fixe comme si j’étais déjà pris, déjà fini. Et il s’éloigne, sa mère l’aspire dans la foule.

Je continue. J’avance. La lettre par terre. Sale. Humide. Je l’ouvre : ça brûle. La main qui écrit, je la vois : doigts maigres, veines bleues. Une femme vietnamienne inconnue. Elle m’aime, ou elle m’accuse. Ou les deux à la fois. Je ne sais plus.

Et déjà, de l’autre côté de la place, ma femme devant le Florida. Elle plie, elle déplie, porte des paquets à livrer. Je vais vers elle. J’aide. Mes mains touchent les siennes : c’est froid. Nous ne parlons pas. Mais le silence griffe l’air autour de nous.

Et ça continue. Encore. Même après le réveil. Ça continue.

*

Rideau tiré sur la nuit. Les bateaux dorment. T., aussi, dont j’entends le souffle calme. Et ce chien — le même, toujours — qui aboie sans fin. Isabelle m’a demandé, l’autre nuit : pourquoi il aboie ? J’ai répondu : peut-être par peur. Peut-être qu’il appelle. Peut-être qu’il insulte les hommes. Ce chien, s’il avait les mots, vomirait des horreurs.

J’ai déjà connu un chien comme lui, il y a vingt ans. Juste à côté. Battu chaque soir. Toujours ce cri étouffé dans les murs. Je plains les chiens : dans le réel, sans défense ; dans les rêves, rois muets.

Je me souviens d’un rêve. Une armée de chiens, silencieuse, venue nous chercher sous un chapiteau. Ils nous menaient quelque part. Isabelle s’est réveillée brusquement, une phrase sur les lèvres, en anglais, à l’accent étrange. Et puis : rien.

Moi j’écris. Des phrases qui ne savent pas ce qu’elles disent. Ni à qui elles parlent. J’écris une chambre sans être sûr d’y être. Peut-être est-ce un banc. Un ascenseur. Un café. Un entre-deux. Ce qui s’écrit maintenant a peut-être commencé il y a des années. Ce qui a été écrit se retrouve là, aujourd’hui. Présent, mais en décalage.

Il y a un corps qui écrit. Mais est-ce bien le mien ? Je pourrais décrire ce visage, trait par trait, sans rien en éprouver. Ce n’est pas moi sur le lit. Ce n’est pas moi, marié, père, assigné à un appartement au trentième étage d’une ville étrangère.

Et cet aboiement, là — il vient peut-être de mon esprit.

*

L’horreur d’être ici, parfois, dans ces bourrasques de paroles vaines. Cette tentative d’aller vers l’autre, de dialoguer malgré la certitude que nous ne parlons pas la même langue. Les mots sont peut-être les mêmes, mais jamais ils ne portent la même signification. L’écart culturel me paraît alors si immense que je découvre à quel point celui que je suis dans ses yeux n’a rien à voir avec moi. Et inversement : je ne la connais pas. Je ne connais pas vraiment la personne qui partage ma vie. Ce que j’aime, pourtant, c’est l’observer composer un bouquet. J’essaie de nourrir mon regard d’affection pour elle, si attentive aux fleurs, afin de me rappeler — ou d’inventer, car l’amour s’invente — pour quelles raisons nous sommes ensemble. Car cela ne passera pas par les mots. Les mots nous falsifient malgré nous. Ils nous détruisent. Les gestes savent aimer, pas les mots.


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