#655

 22 novembre


J’ai rêvé que je séquestrais des vieillards. Sans raison. En tout cynisme.

Je me suis réveillé en pleine nuit, encore ensuqué, et j’ai noté des bribes pour contrer l’oubli : le grand-père - aller au cinéma voir Superman - la vieille au sol - son pantalon trempé dans l’eau moussante face au lave-vaisselle - elle hurle en larmes : « Partez ! Partez ! »

Quelques heures plus tard, ces traces restent muettes. Un autre les aurait-il écrites ? Le rêve m’a déjà échappé. Je me souviens seulement que celui que j'incarnais n’éprouvait rien. J’étais si froid. C’est seulement au réveil, à 3 heures du matin, en rejouant la scène qui déjà s'évaporait, que j'ai compris qu’il s’agissait bien de séquestration.

Alors que j’écris ces lignes, je crois comprendre que la grand-mère ne hurlait pas « Partez », mais un cri de terreur aussi effroyable qu’incompréhensible. Il ne s’adressait pas à moi mais au dehors. Elle ne me regardait jamais. Dès que je m'approchais, elle tournait la tête, comme pour renier mon existence.

Je me souviens que j'étais très calme, serein. Je n’étais même pas un peu en colère. J’assistais à la scène autant que j’en étais l’acteur. Cette scène était sans passé : il avait bien dû se passer quelque chose avant—des coups, probablement, peut-être pire—mais j'étais incapable de le savoir. Cette scène n’appartenait pas à la ligne du temps. J'étais projeté dans son présent, sans rien connaître des tenants et des aboutissants. La scène n’avait pas non plus d’avenir, si ce n’est celui d'aller voir Superman avec le grand-père, mais même vers cela je ne me projetais pas. Pourtant, j'étais bien l'assaillant, j'étais bien dans son corps. Je ne fais jamais ce genre de rêves. Et malgré l’horreur, cela me rassure. Je suis encore capable de rêver.

Le jour d’après, j’ai croisé un chat blanc. Blanc écarlate. Écarlate, oui. Lapsus étrange. Je voulais dire éclatant, sans doute. Mais c’est ce mot qui est venu, comme si cette blancheur m’était violente, comme si le rêve de la veille n'avait pas fini de saigner.

Regarder l'extrême blancheur de ce chat, c’était y voir une tache de sang sur un lavabo. C'est ce lien secret qui m'a ébloui : cette pureté qui cache un crime. Il semblait irréel, un chat de fiction échoué soudainement dans la vie, portant sur lui la violence de ma nuit.

Il m’a aussitôt rappelé qui j’étais il y a vingt ans, dans mon quartier populaire de Binh Thanh. À l’époque, il n’y avait aucun étranger. On ne me reconnaissait pas comme vietnamien ; on me regardait comme une anomalie, aussi visible que ce sang sur le blanc. Peu importe où j’allais, je provoquais ce sursaut. J’étais cette tâche trop visible.

Aujourd’hui, on me prend de plus en plus souvent pour un vietnamien et, étrangement, cela me gêne. C’est une reconnaissance qui m’efface. Alors je résiste. Quand on me parle vietnamien, je réponds en anglais. Quand on me parle anglais, je réponds en vietnamien. Je ne subis pas cet entre-deux. Par ce jeu, je le matérialise. Je l’incarne. Je ne cherche pas à résoudre l'équation, je veux faire de cette friction une chose tangible. Une unité de l’altérité.

*

Je quitte Facebook. Non, je ne romps pas vraiment le lien, j’essaie en fait de le fuir. De m’effacer. L’écriture exige un retrait que ce lieu ne permet plus. Malgré ma distance, il demeure nocif. Nous en avions discuté avec Pierre Ménard cet été, le constat est toujours le même : l’écriture ne sort pas indemne d’un espace mentalement... contaminé.

La plateforme ? Une commodité vacillante. Une illusion. Une tension. Il y a surtout ce regard, cette attente vaine, diffuse, qui s’immisce dans l’acte même du lirécrire. Sous cette vibration constante, la lenteur est impossible.

M’éloigner est la seule chose à faire. M’imposer (et l’imposer à l’autre) cette démarche : entrer chez moi. J'ai besoin de sanctuariser la distance. Le retrait absolu. C’est peut-être la condition qui me reste pour ne pas me dissoudre da ns le flux.


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