#652
31 octobre
Besoin de passer au « il ». Le « je » me gêne à nouveau. Il ne s’agit pas de confidence. Il ne s’agit pas de moi. Il s’agit de débusquer celui qui tape à la porte, enfermé en moi. C’est un personnage. Mais ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un personnage que je me dégage de toute responsabilité à son égard. Je ne nie pas être le scripteur. Je ne veux pas me duper, ni faire croire que je parle ici en mon nom. Ce serait faux. Mathias n’écrirait pas ainsi. D’ailleurs, Mathias n’écrirait pas.
J’aimerais qu’on m’entende : il ne s’agit pas de posture, mais de position. D’un angle. Du mouvement même de l’écriture, de son adresse, de sa direction. Je me souviens d’un bel entretien de Nathalie Quoirez à Gracia : elle y décrivait le geste de l’écriture, un mouvement du haut vers le bas. Elle tendait le bras vers le ciel pour ensuite ramener ce geste en elle. Moi, c’est l’inverse. Ma main irait puiser au fond de mon ventre, dans une poche presque illisible, un puits sans fond — comme dans les dessins animés où un simple sac peut contenir une multitude d’objets immenses — et je jetterais cela au loin, le plus loin possible. Peut-être dans le sable, si ce que je puise n’est que poussière. Peut-être dans l’eau, pour que cela se dilue et appartienne au monde. Ou alors dans du béton frais, comme la mafia le fait parfois pour faire disparaître les cadavres encombrants.
J’en reviens au tout premier post de ce blog, écrit il y a plus de douze ans. La raison même d’avoir ouvert cet espace en ligne était l’impossibilité d’écrire en mon nom et de me prendre pour l’écriture. L’écriture a besoin d’un tiers pour incarner cette dualité. Sinon, j’ai l’impression de la tromper.
Peut-être est-ce cela, finalement, l’issue : que la fiction reprenne toute sa place, non comme un masque, mais comme la seule forme honnête de parole. Car il n’y a que par son intermédiaire qu’une vérité plus juste peut se dire. La fiction, en cessant de prétendre au réel, l’approche autrement, plus près, par ses détours mêmes. Elle permet de ne plus jouer à être vrai, de ne plus faire semblant. Dans son espace, le mensonge devient matière, la distance devient justesse, et le réel, enfin, se met à parler sans avoir besoin d’être cru.
*
Régresser. Revenir en arrière. Oui, revenir dans ces états qu’il croyait révolus : cet ennui angoissé, ce vide soucieux de lui-même, ce besoin de faire bouger le corps sans direction, simplement pour fuir l’immobilité devenue insupportable. Il y a six ou sept ans, peut-être plus (il ne sait plus compter les années, leur décompte ne correspondant plus à la manière dont il éprouvait le temps) ces états lui étaient familiers. Il errait alors dans la ville, d’un café à l’autre, d’une rue à l’autre, parfois dans des lieux où il était un habitué, parfois dans d’autres où personne ne le reconnaissait, retrouvant avec soulagement son anonymat. Il consommait pour avoir le droit de s’asseoir, et jamais, absolument jamais, il ne se sentait à sa place. La ville tournait, insistante, continue. Il y marchait des heures sans but, pour finalement revenir sur ses pas, rejoignant le mouvement des rues non par nécessité, mais par obligation, comme emporté par la marée : un corps à la dérive, au beau milieu de l’océan, faisant la planche, les yeux rivés sur le ciel.
En réalité, il demeurait immobile à l’intérieur. Il avait l’impression que son corps était devenu le mouvement même de la ville, son battement, sa pulsation, tandis qu’au-dedans il restait en retrait, suspendu, presque absent. L’entité en lui formait une zone d’immobilité pure, le centre du rond-point, peut-être même un refus ? Non, le refus supposerait une volonté, et il en était dépourvu. Restait seulement l’urgence de faire bouger le corps, de sortir quelques mots, de souffler quelque chose pour ne pas exploser. Exploser non d’un trop-plein, mais d’un trop-vide : un vide gonflé d’air empoisonné qu’il fallait expulser pour continuer à tenir debout. Son corps luttait contre lui pour ne pas capituler. Il lui restait, physiquement, encore du courage, un élan vital qui cherchait à appartenir à la ville quand, à l’intérieur, tout abandonnait.
Oui, c’était lié à l’échec de son travail, à sa lenteur, à l’absence de rendez-vous, à ces heures creuses ouvertes sur rien. Il aurait pu s’en saisir, écrire, avancer. Avancer quoi ? Il ne savait pas. Il y avait tant de textes avortés dans sa tête, tant de langues qu’il aurait aimé essayer, tant de commencements possibles qu’il laissait s’effondrer. Il aurait voulu, oui, au conditionnel passé, mais il n’essayait pas. Parce que cet état lui échappait. Il le traversait sans nom, sans forme. Il ne savait pas encore comment le dire. Et peut-être, justement, c’était cela : le dire impossible qui le maintenait en vie.
Il butait sur le langage. Comment nommer ce qui l’habitait ? Ni vide, ni ennui, ni solitude, ni bonheur, ni souffrance, ni même un simple malaise. C’était une matière grise, diffuse, un air plus dense que l’air. Peut-être faudrait-il le prendre par tous les côtés, l’examiner comme une chose réelle, un phénomène intérieur qu’on pourrait presque mesurer. Il faudrait le décrire chimiquement, poétiquement, lucidement, en disant toute la vérité et en mentant un peu en même temps. Déterminer sa texture : molle, tendue ? Sa température : tiède, froide ? Sa couleur : quelque part entre le beige du temps et le gris du cerveau. Dresser l’inventaire des symptômes : agitation du souffle, battements irréguliers du sens, oscillation du regard entre dedans et dehors. Oui, le traiter comme une chose. Et dans ce travail d’approche, dans cette patience cauchemardesque, peut-être que quelques mots finiraient par se déposer. Non pas des mots justes, mais ajustés, un poème suffisant pour respirer un peu.
Mais rien ne tenait. Chaque mot qu’il posait s’effondrait aussitôt, trop léger ou trop abstrait. Alors il recommençait. Il changeait d’outil, d’approche, comme un artisan qui refuse que la matière lui résiste. Peut-être que cet état était une vapeur. Oui, une vapeur intérieure, plutôt tiède et insistante. Elle ne brûlait pas, ne glaçait pas, mais collait à la pensée, l’empêchant de s’élever. Ou c’était un givre, une pellicule déposée sur la conscience, presque invisible, mais qui altérait toute lumière. Ou encore une tension, un champ magnétique trop faible pour attirer quoi que ce soit, mais assez pour troubler les aiguilles de l’esprit. Il pourrait dire aussi un son, un souffle sourd, un bourdonnement sans fréquence stable. Ou un goût de poussière dans la bouche, une langue sèche de trop de mots tus. Ou encore une pression dans la cage, un excès de rien qui demandait à être formulé. Et pourtant, à mesure qu’il multipliait les images, la chose s’éloignait. Elle s’amincissait, se dissolvait. Ce qu’il décrivait devenait déjà autre : un reste, un écho, une ombre.
Alors il continuait, non pour trouver les mots justes, mais pour user la langue, la creuser, la forcer à transpirer. Car il fallait bien qu’à un moment la description déborde, qu’elle cesse d’être précision pour devenir délivrance. Non plus dire ce que c’était, mais ce que cela faisait. Là, peut-être, le langage rejoignait enfin la chose, dans l’épuisement même de vouloir la saisir.

 
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