#651
23 octobre
Qu’importe ce qui arrive, rien n’arrive vraiment, tout s’étire dans une lenteur d’agonie répétée, et chaque jour recommence avec la précision d’un châtiment poli. Je m’assois, je me lève, je me réassois, je respire à peine, comme si le souffle était devenu la dernière habitude d’un organisme trop conscient de son inutilité. La répétition n’est pas l’ennui, c’est la forme la plus stable du désespoir, celle qu’on apprend à aimer pour ne pas hurler. Tout bouge imperceptiblement, comme si le monde s’efforçait de mimer la vie pendant que je m’efforce d’y croire encore.
Je me vois vivre avec une sorte de mépris doux, une ironie qui se veut lucide mais qui saigne. Je m’observe comme un animal qu’on aurait dressé à paraître tranquille, alors que tout son corps tremble de l’intérieur. Le calme que j’exhibe est une discipline apprise au bord de la panique. Si je cessais de me retenir, je crois que je me dissoudrais dans l’air, sans drame, sans cri, simplement effacé, absorbé par l’indifférence ambiante, car le monde ne nous efface pas : il nous traverse sans nous voir. Être propre devient obscène lorsque la chair brûle dessous, et la politesse du visage, la pire des falsifications, la dernière ruse d’un être qui se ment pour ne pas éclater. Pourtant, à l’intérieur, tout s’agite. Le tumulte se referme sur lui-même, tourne dans la peau comme un orage enfermé dans un bocal. J’imagine ce qui arriverait si la paroi cédait : je m’effondrerais d’un coup, pas comme on tombe, non, mais comme un seau d’eau sale qu’on renverse par inadvertance. Tout ce que je retiens, rage, désir, fatigue, honte, s’étalerait sur le sol tiède.
Je sais que si je criais, le cri mourrait dans la bouche, étranglé par le trop de conscience. Ce n’est pas le silence qui me tue, c’est la parole privée d’air, celle qu’on retient pour ne pas abîmer l’ordre du jour. Parfois, je sens une poussée, un frisson qui veut devenir geste, mais il se dissout aussitôt dans la raison, cette forme lâche de la peur.
Il arrive qu’un regard me traverse, une femme, un instant, chaque matin. Nos yeux se frôlent et dans ce frôlement tout l’univers se met à frémir, à douter de sa cohérence. Elle passe devant moi en se relevant. Son regard accroche le mien. Rien d’extraordinaire, un battement suspendu, et tout se remet aussitôt à tourner. Pourtant il y a ce froissement dans la poitrine, ce courant d’air qui reste, un peu de trouble, quelque chose qui ne se range pas. On pourrait se parler tous les matins, on ne le fait pas. Un mot suffirait, un geste, un sourire qui dérape. Mais non. Tout reste en suspens, poli, prudent, tenu par cette distance légère qu’on appelle la pudeur quand on a peur. Entre ses souliers neufs et mes crocs, il y a ce petit écart de matière, presque rien, mais assez pour que rien n’arrive. Elle part, je reste. Le silence reprend sa place. J’ai encore dans la gorge la seconde qui n’a pas su se dire, comme un souffle qu’on garde pour plus tard et qui finit par brûler. Et chaque matin recommence ainsi : l’éternel retour du presque. Ce moment minuscule qui rejoue l’inaccompli, ce battement muet où la vie hésite à s’incarner
Je suis fatigué, mais pas d’un effort : fatigué de l’effort même de ne pas tomber. Fatigué de me retenir d’être fatigué. J’évite les nouvelles, non par désintérêt, mais parce que je n’ai plus la force de supporter la douleur du monde par procuration. Chaque titre d’actualité me renvoie à mon impuissance, chaque image m’impose la honte d’être encore spectateur. La lucidité est un poison lent : on meurt de voir trop clair. Je continue pourtant, par habitude, à respirer, à saluer, à ranger ma voix dans le ton convenable.
Le corps obéit. Lavé, parfumé, correct, il me protège de ce qui brûle en dessous. Il avance comme une coque autour d’un incendie. Dedans, tout s’effondre en silence. Dehors, tout s’ordonne. Cette contradiction me structure, elle est ma seule certitude : vivre, c’est maintenir la façade pendant que le fond se délite. Je sens dans chaque geste la friction entre le visible et l’invisible, et parfois je me surprends à admirer la perfection de ce mensonge.
Il y a deux moi qui ne se reconnaissent plus. Celui qui parle ici, articulé, presque calme, et l’autre, caché, convulsif, qui ronge tout ce que le premier épargne. Entre eux, la lutte s’est faite respiration. Je ne suis ni l’un ni l’autre, mais le battement entre leurs voix. Cet homme n’est pas divisé : il est la division même, un intervalle qui tremble entre deux solitudes. Et c’est là, peut-être, le cœur du désastre : il n’y a pas d’unité à sauver, seulement la persistance de la fissure.
Je n’attends plus rien. L’absence d’attente est devenue ma manière de tenir debout. Chaque jour, je recommence à ne pas crier, et dans ce renoncement il y a une sorte de noblesse absurde, une résistance du désespoir. Je continue à respirer dans le vide, à feindre la stabilité pendant que tout s’écroule lentement à l’intérieur. Vivre n’est plus un acte, c’est un état de suspension. Et dans cette suspension, je crois parfois sentir, très faiblement, quelque chose comme la paix, une paix sans promesse, sans visage, sans cause. Seulement le souffle, nu, sans destin, qui persiste malgré tout.
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