#650
Ce journal n’est pas un lieu, mais une lisière. J’y viens pour parler à celui qui veille en moi, celui qui ne vit pas tout à fait, mais qui perçoit, avec une patience que je n’ai plus. Sa porte n’est fixée nulle part : elle surgit sur un trottoir, au détour d’un vent, dans le reflet d’un verre posé. Elle se déplace comme une pensée qui cherche son corps. Elle demeure entrouverte, et c’est peut-être cela, écrire : rester à cet entrebâillement, entre le dehors et l’intime.
On croit qu’il faut attendre l’écriture. Mais c’est elle qui attend, depuis toujours. Elle est là, dans le silence avant la phrase, dans le souffle avant le mot. Il suffit d’y entrer, sans raison, sans promesse. Ce n’est pas un geste d’inspiration, c’est un abandon, une écoute nue, comme si le monde parlait à travers nous, et qu’il fallait seulement se taire assez longtemps pour l’entendre.
Écrire, c’est consentir à disparaître un peu. C’est laisser le langage respirer à notre place. Alors les choses, les moindres, se mettent à luire doucement : l’auréole d’eau sous un verre, la lente agitation du thé dans le courant d’air, le tremblement léger d’une fièvre, le murmure des femmes à la table voisine, comme un chœur venu d’un autre temps. Tout devient signe, mais sans message. Le monde s’écrit lui-même, pour peu qu’on cesse d’y être.
Quand je reviens, quand la porte se referme, le monde perd cette transparence. Il se fait opaque, pesant, encombré de ma présence. Je redeviens celui qui vit, c’est-à-dire celui qui empêche. Alors, il ne reste qu’à attendre, à nouveau, que le silence s’entrouvre, et que la main trouve, sans y penser, le seuil des mots.
*
Des fois, je suis fatigué de vivre, et même de le dire. Tout devient effort : respirer, penser, supporter. La fatigue ne passe plus ; elle s’est installée comme un locataire sans bail. Je m’enlise dans la ville. Un taxi, deux kilomètres, une heure — il ne manque que la musique funèbre. Chaque feu rouge est une méditation sur l’inutile. Je ne hais rien, même pas moi. Je m’indiffère à mort, ce qui est pire. Je m’observe sombrer avec la curiosité d’un spectateur mal assis. Isabelle est là, près de moi. Je ne la vois pas. Je suis occupé à rater le monde. Elle, elle vit. Moi, je la regarde, étranger au miracle, comme si cela ne me concernait plus, comme on regarde la pluie tomber sans se mouiller. Je voudrais dormir. Mais même le sommeil demande une forme de foi. Alors j’attends, comme tout le monde, que quelque chose, n’importe quoi, me quitte.
La ville m’étouffe, me contamine. Même la nuit, son bruit blanc s’infiltre et m’obscurcit de l’intérieur. Plus de lumière, plus d’élan. Le silence est plein de choses étrangères qui n’ont rien à faire là : un klaxon lointain, le crissement d’un pneu aperçu tout à l’heure, un souvenir de notification, de commentaire sur YouTube, le regard épuisé d’un motocycliste arrêté dans la pluie, la question que je m’étais posée sur la matière d’une cape — est-ce le même plastique que mes sacs-poubelle de mauvaise qualité ? —, des graviers coincés dans la rigole, à côté d’une trace de merde séchée sur un carreau en bas de chez moi. Il reste des débris de la journée, en vrac, qui me remplissent sans me nourrir. Je suis plein de matière qui m’encombre, de fragments sans usage. Tout s’accumule : les restes, les bruits, les images inutiles. Rien ne s’efface. Je me pollue de tout. Je m’empoisonne à force de tout retenir.
*
Chacun sur son écran, elle sous le drap, moi dessus, les peaux ne se rencontrent plus. Elles s’évitent même, épuisées par l'idée même d’une caresse. Je ferme les yeux : une bouche venue de l’oubli me baise et me supplie de faire l’amour à son visage.
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