#640
Paris, 14 juin
Le regard empêché
Peut-on rencontrer une œuvre d’art au musée ? Non pas la croiser, non pas passer devant, la fixer un instant, la photographier, mais la rencontrer, dans ce que cela suppose d’abandon, de silence, d’interruption. Le musée ne s’y prête pas. Dans ce dispositif, l’œuvre ne provoque plus l’arrêt, ne suspend plus le désir. Rien, désormais, n’invite les visiteurs à déposer les armes. Bien au contraire, ils sont là, innombrables, affairés, mobiles, non pour voir, mais pour avoir vu. L’œuvre, à peine atteinte, est déjà dépassée. Ils ne la regardent pas. D’emblée, le premier réflexe est de sortir le téléphone, d’interposer un écran entre l'œuvre et soi. D’autres vont jusqu’à lui tourner le dos, se prennent en photo, puis s’en vont. La photographie n’est pas une trace de l’œuvre, mais une preuve de passage. Pourquoi la prendre, cette image ? Elle est disponible, en meilleure qualité, mieux cadrée, sans foule, sur Internet. Mais ici, il faut prouver qu’on y a été. Que le voyage a eu lieu. Que l’on a tout vu, c’est-à-dire que l’on est passé partout. L’idée de recueillement devant une œuvre est désormais impossible. Même dans certains lieux de culte, il en est ainsi. Voir, ici, signifie circuler. Regarder devient une anomalie, presque une impolitesse. Ceux qui osent bloquent la marche, gâchent les photos, se retrouvent dans le cadre d’écrans étrangers.
Je remarque une jeune femme. Je la remarque non par ses gestes, mais par leur absence. Dans ce lieu de passage où tout s’accélère, elle est immobile. Assise devant La Porte de l’Enfer, elle reste là, longuement, comme à l’arrêt devant quelque chose qui ne s’ouvre pas. Elle fronce les sourcils, semble contrariée, non pas par ce qu’elle voit, mais par ce qu’elle ne parvient pas à voir, ou peut-être à penser. Elle parle à elle-même, tout bas. Non pas des mots, mais un murmure intérieur, qui hésite, qui tourne, qui revient. La Porte est blanche, le plâtre pâle, poreux, presque silencieux. Une menace sans éclat. Ce n’est pas l’enfer qui s’impose ici, mais son refus de se dire. Un dédale de figures, d’attitudes figées, d’élans suspendus. Trop de détails, trop de plis, trop de regards. Et pourtant : un silence. Elle semble l’écouter, ce silence. Ou se débattre en lui. Autour, les visiteurs s’agitent. Debout, passants, pressés. Les téléphones s’élèvent, capturent, s’éloignent. La foule prend. Elle, non. Elle ne prend rien. Elle ne détourne pas le regard, mais elle ne regarde plus tout à fait non plus. Elle reste, alors qu’ils partent. Ils passent, elle s’enfonce. Le groupe est déjà ailleurs. Elle, toujours là. Le visage maintenant vidé de tension, vidé de désir. Pas d’éblouissement, pas de révélation. Juste cette présence étrange, obstinée, face au seuil qui ne s’ouvre pas.
Nous dérivons dans une autre salle. Ma fille, tu es l’une des rares enfants ici. Ceux que nous croisons sont traînés par leurs parents. Un garçon d’environ sept ans s’exclame assez fort : « Ce serait bien que tous les personnages des tableaux soient des squelettes. » Sa mère, embarrassée, le gronde : « Tais-toi, imbécile. »
Je n’y prête pas attention tout de suite. Mais plus tard, ses mots me reviennent, comme une ombre qui s’étire. Et soudain, dans les galeries, je ne vois plus que cela : des squelettes sous les robes à crinoline, bien coiffés, accoudés à un piano, allongés dans les herbes. Des squelettes en redingote, en uniforme, en maillot rayé. Même les enfants sont des squelettes. Tout à coup, le musée se peuple d’os, de silence fragile. Je poursuis la visite en silence, hanté par cette image, comme si l’enfant avait révélé un secret que les toiles taisaient.
Toi Isabelle, tu es venue pour voir. Assez petite pour te faufiler, tu regardes les toiles, au cœur du bruit, supportant l’impatience des corps qui te bousculent. Voir est ici une lutte bien désagréable, qui est plus entourée d’une foule de jambes. À hauteur d’enfant, un musée est une épreuve difficile. Heureusement, il y a des toiles ignorées, les visiteurs passent devant sans s’arrêter, ce n’est pas l’image de leur fond d’écran d’ordinateur, de leur set de table. Ce sont là des toiles que personne ne photographie. Là, tu peux t’arrêter. Le silence revient un peu. Tu te poses des questions sur ce qu’a voulu faire Vincent, la technique utilisée. Le voir de près te fait questionner son trait. Ce n’est pas le sujet qui te saute aux yeux, c’est bien son trait nerveux, violent, comme une incision dans le réel. Que reste-t-il de ce que nous venons de voir ?
Alors que nous déjeunons dans un bistrot parisien — ton premier — tu écris. Pour moi, notre visite est déjà loin. Ce n’est qu’en arrivant au jardin, sous les arbres, le regard perdu dans le vide, se mêlant au mouvement des ombres des feuillages sur le sable, que la peinture me revient. J’apprécie la lumière ; elle me captive. Je regarde ton visage taché de soleil et d’ombres, et c’est Renoir qui me revient. Le contour net des bancs, de certaines feuilles, des troncs me rappelle le contour appuyé des fruits de Manet. Le mouvement des feuilles me fait penser à Vincent.
Tout revient, après coup, dans la fatigue, dans le silence, en discutant avec toi d’autres choses. C’est là que je vois mieux. Non pas dans la salle blanche et bondée du musée, mais ici, au calme, quand les corps se reposent et que l’œil se souvient. C’est peut-être cela, en réalité, la vraie rencontre avec l’œuvre : non pas dans l’instant, mais dans le sillage qu’elle laisse. Une image persistante, une lumière retrouvée dans le réel, un détail qui ressurgit à un moment inattendu, un peu comme un rêve évaporé au matin qui resurgit soudainement dans l’après-midi. Une couleur, un mot, une situation recouvre un bout du rêve oublié. C’est là que l’art se glisse en nous, quand on ne le cherche plus, mais qu’il nous revient comme un sens, jusque-là en sommeil, et qui désormais s’active pour mieux nous faire percevoir.
Et dans notre promenade, il y avait un peu de cette peinture que nous avions cru ne pas voir.
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