#639

13 - 17 juin (Paris)

Je ne me souviens plus de mon dernier voyage en train. Je sais que je l'ai pris un jour, mais tout s’est effacé. Pas un compagnon de voyage, pas une destination, pas une gare. Ça doit faire au moins vingt-cinq ans. Je ne peux rien anticiper : ni le comportement des passagers, ni l’allure du contrôleur, ni l’endroit où ranger les valises. Je regarde ceux qui savent où poser leur sac, comment s’installer, quand se lever. L’ouverture des portes des toilettes demeure une énigme. Isabelle, elle, n’a rien oublié. Elle l’a pris l’année dernière. C’est elle qui me guide, sur elle que je m’appuie. Tel un enfant suivant, les yeux fermés, ses parents, je suis ma fille avec la même confiance aveugle.

On quitte la gare. Les trains disparaissent derrière le hublot, laissant place à des fragments de ville, puis à des champs qui défilent, flous, aux couleurs incertaines, comme des souvenirs que je n’arrive plus à saisir. Le monde extérieur s’étire, indifférent, tandis que je reste figé dans cette angoisse sourde. Je connais Caroline et Pierre par leurs écrits, par leurs voix qui m’ont toujours parlé, mais jamais leurs visages, jamais l’homme ou la femme derrière les mots. Cette rencontre à venir me hante, non seulement parce qu’elle risque d’altérer ce lien construit dans la distance, mais surtout parce qu’elle pourrait confronter l’auteur que je semble être à l’homme que je suis.

J’ai la conviction que l’écriture a dessiné une identité qui n’est pas la mienne, une figure qui m’habite sans se confondre avec moi. Est-ce que je ressemble à ce que j’écris ? Qui serai-je, face à eux, sans la forme que le texte donne à mon être ? J’aurais dû me préparer, anticiper des réponses, chercher des mots justes. Savoir dire sans trahir, se montrer sans se perdre. Lors d’une brève rencontre, on peut encore laisser parler les silences, s’abriter derrière les regards, détourner les gestes. Mais quatre nuits sous leur toit… c’est une autre exposition. Il faudra avancer avec précaution, rester attentif, si fragile entre le désir de se rapprocher et la crainte de s’effacer.


Métro parisien. L’étrange impression d’évoluer dans un décor de fiction, sans doute à cause de souvenirs de films. Je ne me sens pas mal. L’endroit est assez impersonnel pour m’absorber, pour que je m’y fonde sans résistance. Ici, je n’ai personne à incarner. Je suis un figurant dans le plan, sans importance, que personne ne remarque. Et cette invisibilité me repose. Une forme de tranquillité m’envahit. Isabelle, elle, est paisible. L’expérience du métro se déroule dans un silence presque suspendu. C’est une traversée sans tension.

Premiers mots, enfin, dits dans la présence, non plus seulement pensés, projetés, écrits. D’abord, l’appréhension, la gêne du corps à l’approche de l’autre, la parole sur ses gardes, l’intention encombrée, chaque élan freiné par la crainte. Isabelle aide à faire le pont entre moi et eux. Il n’y a ni malaise, ni attente précise. Juste quelques phrases posées, comme on pose des mots sur une page blanche, pour voir si quelque chose suit, s’ouvre. Les premiers échanges restent timides. Il faut du temps pour apprivoiser les voix, d’habitudes entendues dans un casque ou sur des vidéos, et qui maintenant sortent d’une bouche, d’un souffle. Il faut du temps aussi pour que le corps s’accorde à la parole, pour reconnaître dans cette forme orale ce qui, jusqu’ici, ne vivait que dans l’écriture. Ce ne sont pas les mêmes mots, pas les mêmes silences. L’ajustement est lent, incertain. Puis, lentement, l’évidence : il est possible de parler, encore. Parler sans se trahir, parce qu’on est accueilli dans un lieu à l’écoute, qui sait recevoir ce qui cherche à se dire. La confiance refait surface, fragile mais vraie, portée par la douceur des visages que l’amitié, longtemps sans visage, révèle enfin.

La rencontre avec Caroline et Pierre sera décisive. Elle dissipe, d’un simple regard bienveillant, les craintes qui m’empêchaient d’aller vers l’autre jusque-là. Pas vers eux, précisément, pas vers ceux dont je suis le travail d’écriture, mais vers ce que je redoutais de devenir à leurs yeux. C’était moi que je craignais, dans le reflet qu’ils pouvaient me renvoyer : cette peur de ne pas savoir quoi dire, de trahir l’écriture par la parole, d’être exposé, mis à nu. Et pourtant, c’est tout le contraire qui est en train de se passer. En les voyant, je comprends que je les connaissais déjà. Je ne sais rien de leur quotidien, de leurs gestes, de leur manière d’être présents, et pourtant, tout en eux me semble familier. Ce que je découvre peu à peu, l’écriture me l’avait déjà soufflé. Comme si elle en avait préparé le terrain. Comme si elle avait laissé, dans les interstices, filtrer quelque chose de leur vérité.

Je suis surpris par leur douceur. Une douceur simple, sans intention, sans mise en scène. Une bonté tranquille, presque désarmante, d’autant plus précieuse que le monde, autour, semble chaque jour un peu plus s’en éloigner.

C’est la première fois que je parle ainsi de ce que je fais. La première fois que je tente de dire ce que l’écriture dépose en moi. J’ai toujours trouvé refuge dans les phrases, et dans le silence qu’elles creusent. Ce que j’éprouve en écrivant, je le traduis mal en mots dits. Je leur confie cela : que je ne parle presque jamais français pour communiquer. Que, dans les scènes ordinaires — la boulangerie, le marché — ma parole hésite. Elle accroche, parfois. Un flottement me prend, discret mais tenace. La même gêne, peut-être, que chez mes étudiants vietnamiens vivant en France. Je reconnais leur trouble. Hors du cadre du cours, quand il faut parler vraiment, les mots glissent, se dérobent. La langue devient fuyante. Dans l’espace social ordinaire, prendre la parole reste une épreuve. Dire, un passage étroit. Pourtant, avec Pierre et Caroline, quelque chose s’apaise. La parole vient sans que je la force. Le français, alors, redevient une langue amie. Je cesse de me méfier. 

Peut-être est-ce cela : nous nous étions d’abord rencontrés par l’écriture. Nous avons partagé d’emblée une part profonde de nous-mêmes. Ce n’est pas forcément notre histoire qu’on donne à lire, mais une manière d’être au monde, une sensibilité qui affleure. Devenir lecteur d’un auteur, d’une autrice, crée un lien discret mais puissant. Un lien que personne ne nomme, mais qui résonne en nous avec une telle justesse que, lorsqu’enfin la rencontre a lieu, il n’y a plus grand-chose à justifier. On peut se parler, se côtoyer, comme si quelque chose avait déjà commencé en amont, à notre insu, et que la rencontre n’était que le prolongement naturel de ce mouvement.

Les vraies surprises sont alors des signes de reconnaissance : un regard un peu gêné, un humour familier, une façon de parler, plus vive ou inquiète, quand surgissent les sujets politiques. Même l’appartement dans lequel l’un vit pourrait être le nôtre. C’est peut-être pour cela qu’on s’y sent si bien. On n’a pas envie d’encombrer le refuge de l’autre, mais on s’y voit déjà lire, écrire, poser nos carnets. Comme si ce lieu était fait pour accueillir nos routines d’écrivants.


Et déjà, dans le silence du train du retour, tandis qu’Isabelle lit à mes côtés, une forme d’absence s’annonce. Discrète, mais certaine. On sait qu’ils vont manquer. Et pour que ce manque ne se referme pas sur lui-même, il faudra le conduire quelque part. Le laisser ouvrir un geste. Que les échanges ne restent pas suspendus. Qu’ils trouvent, à leur tour, un lieu où continuer. L’écriture, encore. Ne plus attendre. Ouvrir dès maintenant ce journal échoué. Ce sont ici les premières pages.

La rencontre a eu lieu. Et cela a compté. Pour l’honorer : écrire. Continuer à consacrer sa vie à l’écriture. Ne plus douter de cela.

Et puis, au-delà de Pierre et Caroline, quelque chose s’est déplacé. Une disponibilité nouvelle, clandestine. Elle est née là, dans ce voyage, le premier père et fille (que même l’oubli ne saura effacer). Quelque chose s’est ouvert à travers Isabelle : une manière d’être ensemble, de se découvrir autrement, de se reconnaître dans ce que chacun fait. Ce n’est pas rien. Elle a vu que c’était possible. Moi aussi. Que l’on pouvait se rencontrer ainsi, dans une vérité partagée. Et peut-être est-ce cela, la vraie rencontre : non pas ce qui s’éprouve sur l’instant, mais ce qui demeure après. Une trace. La marque d’une bienveillance. Un écho doux, qui revient dans le silence du train, quand les gestes se sont tus, et que l’on sent encore, sans bruit, que quelque chose a eu lieu.

Furent-ils le début de rencontres à venir, que j’oserai désormais accueillir ?










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