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25 mai

L’idée du voyage est déjà le voyage. Ce n’est pas tant que j’imagine les lieux où je vais passer — rues, chambres, cafés, aéroports, gares... Ce n’est pas tant que j’anticipe les visages bienveillants, les mines fermées, les gestes de mes semblables : grattage d’œil, curage de nez, rongement d’ongles, scrolling du pouce... Ce n’est pas tant que je sens déjà les haleines à supporter, les eaux de toilettes asphyxiantes, l’odeur morne des mauvais cafés, des cuirs mouillés après l’averse... Ce n’est pas tant que je prévois mon visage asséché par l’air sec, mes lèvres gercées par un air qui n’est plus mien. Ce n’est pas tant que je redoute mon malaise à errer dans les rues françaises, à comprendre la langue, le théâtre des hommes à portée d’oreille.

Non. C’est surtout que je suis déjà ailleurs.

Et pourtant, ici, tout est encore à sa place. Je suis bien chez moi, suffocant d’humidité, la mousson collée à la peau. Le café du coin est ouvert, comme chaque matin. Tables basses, petites chaises, visages d’habitués. Et ceux des inconnus qu’il me semble maintenant reconnaître. À midi, même bol, même cuillère en plastique, café trop sucré, condensation sur les verres.

Autour, ça rit, ça râle. Ça transpire aussi. La chaleur, le prix de l’or, des voitures, des terrains. La pluie qu’on attend ou qu’on redoute. Les motos, les klaxons, les freins qui grincent. Les étals de fruits dans des boîtes en polystyrène, les sachets de café noir suspendus aux guidons. Les mêmes livres sous les doigts. Auteurs qu’on relit, pour se reconnaître sous un autre jour. Textes à écrire qu’on remet à plus tard, peut-être à jamais. Messages qu’on ouvre sans répondre. Mails qu’on efface sans les lire. La lumière sale à la tombée du jour, l’odeur de linge humide qu’aucun ventilateur ne chasse. Les feuilles de jaquier collées sur le trottoir après l’orage. Le vieux monte-charge d’à côté, les ampoules nues, les chiens errants la nuit. Rien ne bouge. Ou peut-être que si, mais ça ne se dit pas.

Les sodas chanh qu’on ne pense même plus à commander. La chanson qui tourne pour la centième fois. Les scooters garés comme des dominos devant les échoppes. Et moi, déjà un peu ailleurs. Je cherche mon souffle un instant. Je regarde ce qui restera pendant mon absence. Cette chaise — bientôt vide — son absence à elle aussi, adossée au dossier. Est-ce qu’elle continuera de guetter, à travers la vitre sale, les motos sous la pluie ? Les gamins qui traînent les pieds, les vendeurs de chè qui plient leur bâche, les sacs de glace fondus ? La tasse ébréchée que je tiens toujours du même côté, trouvera-t-elle une autre main ? Ou bien glissera-t-elle au fond de l’évier, qu’on oubliera de vider ?

Klaxons brefs, le vendeur de bánh giò, la voix enregistrée qui sort du haut-parleur sur son vélo, passe au ralenti, le bruit du balai qu’on rince dans le caniveau, la télé trop forte du voisin.

Est-ce que tout ça continuera en mon absence ? Est-ce que ça existe parce que je le vois, parce que je l’entends ? Une fois parti, est-ce qu’on replie le décor, est-ce qu’on éteint la ville ?

Peut-être que je parle de Saigon. Peut-être pas. Ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est cette matière-là.

Et moi, je suis déjà parti. Sans bruit. Comme un souffle emporté par la nuit.


26 mai

Ce n’est pas toi qui pleures. Pas tout à fait. C’est en toi. Des larmes anciennes, transmises, celles de ta mère quand on la quitte, quand elle part loin, quand elle laisse quelqu’un derrière. Chaque fois, le même tremblement — pas celui de l’instant, mais celui d’une histoire entière. Un au revoir toujours vécu comme un adieu, comme si on partait pour ne jamais revenir, comme si tout départ risquait de tout rompre.

Ça vient de là, de sa famille à elle, du côté maternel, là où les liens se sont rompus trop tôt, trop brutalement. Un père emporté d’un coup par la rage, brutal, sans explication. Une sœur — ta tante — adoptée, déplacée, rendue étrangère. Et au cœur de tout ça, des adieux jamais faits, ou trop mal, ou trop tard.

Alors, pour ta mère, chaque départ porte la possibilité du dernier regard. Et toi, tu as hérité de ça. Chaque séparation porte un soupçon de fin.

Je ne filme pas ces moments-là. Je ne peux pas. Je refuse. Parce qu’ils seraient trop beaux à filmer. Leur beauté même les rend indécents. C’est obscène de capter ça, de cadrer la douleur pure. Et même si je crois que l’intime peut mener à l’universel, il y a des zones — entières — qui ne veulent pas être dites, ni écrites, ni enregistrées. Des moments qui ne s’archivent pas. C’est ce qui les rend précieux : vécus, puis perdus, disparus dans la matière du temps. Ni mots, ni images. Rien. Surtout pas une mémoire de téléphone.

Aussitôt partie, tu as pleuré, comme si ton corps avait compris avant toi. Et moi, je suis resté là, impuissant face à l’inconsolable. Tu m’as dit que c’était dur, que tu n’étais jamais partie aussi longtemps, aussi loin, que tu étais sans repères. Tu l’as dit sans détour, sans défense, une parole nue, simple, claire, jamais entendue ainsi. Une minute après le départ, tu avais déjà grandi. C’était visible, physique, c’était là.

Et puis, il y a lui, ton père, qui revient. Avec lui, la mécanique, l’angoisse, l’anticipation. Parler. Devoir parler. Même pour un mot simple, une question sans enjeu — « salé ou sucré ? » — je répète la scène dans ma tête. Je prépare. J’organise. Je calcule le mot, le ton, la hauteur de la voix. Je veux que rien ne dépasse. Je veux disparaître dans la langue, être exact, neutre, presque muet.

Le français, pourtant ma langue maternelle, est devenu un sac trop lourd à porter. Trop plein de règles, d’accents, de soupçons. Chaque phrase se transforme en un parcours tendu, un équilibre fragile où j’ai peur de trébucher. Pourtant, je refuse de passer à l’anglais. Je n’ose pas, comme si ce glissement m’effaçait, comme si je devenais un étranger à moi-même.

Alors je reste. Je lutte. Je me force à être français, à l’être totalement, intégralement. Et plus les années passent, plus j’ignore la source de ce trouble. Il est là, en moi, et je vis avec.

Je suis bien entre. Entre les langues, les registres, les attentes, entre la scène et les coulisses. Un être de seuil. J’habite les frontières. Et dans cet espace flou, incertain, où je ne suis ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre — je suis, peut-être, enfin.


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