#154
Je fus donc accusé du meurtre
de monsieur M..
J'arpente aujourd'hui les longs
couloirs de ce qui s'apparente à la fois à une prison et un lieu de
culte suivant un petit homme vêtu d'un kesa noir comme une
nuit sans lune, me dirigeant probablement vers ma cellule. Je sens sur mes épaules le
poids du regard des murs de ce lieu qui me semble-t-il attendait ma
venue... Quelqu'un aurait-il eu vent de cette affaire ? A-t-elle fait
grand bruit ? Certains de mes codétenus connaissaient-ils monsieur
M. ? Qui était-il à leurs yeux ? Un ami tragiquement disparu ?
Serais-je ainsi la cible de leur désir de vengeance ? Ou bien
monsieur M. était-il un ennemi dont ils voulaient à tout prix se
débarrasser ? Me seraient-ils finalement reconnaissants de l'avoir
froidement assassiné ?
Alors que l'impossibilité de
répondre à ces questions cruciales quant à mon avenir ici me
plonge dans une angoisse sans issue, le petit homme en kesa noir
s'arrête soudain devant une porte dont la poignée dorée ravive un
vague sentiment de déjà-vu. Je cherche en silence à résoudre
l'énigme de cette reviviscence, l'origine connue de cette poignée,
de cette porte fermée sur un souvenir oublié de ma mémoire.
Puis le petit homme se racle la
gorge et d'une voix neutre et inquiétante se lance dans un long
discours à mon égard :
« — Voici votre cellule.
C'est une cellule individuelle, de sept mètres carrés. Vous y
trouverez le strict nécessaire. Un lit une place, des toilettes, un
lavabo. Vous remarquerez en entrant que les quatre murs ainsi que le
plafond sont en miroir. Ne vous épuisez pas à essayer de les briser
à coups de poing ou de pied, vous vous fatigueriez pour rien, sachez
qu'ils sont incassables. Vous ne pourrez donc éviter de croiser
chaque jour votre reflet, ceci vous forcera à vous entretenir avec
vous sous tous vos profils... et ce jusqu'à la nausée. Votre cellule
possède tout de même une petite meurtrière où vous pourrez ainsi
laisser votre regard s'échapper un instant de votre présence.
Vous trouverez sur votre droite
une chaise et un petit bureau en bois sur lequel vous travaillerez.
Je vous rappelle que votre peine vous astreint à écrire une page
par jour et ce jusqu'à la fin de votre séjour. Cette page devra
être ensuite déposée au petit matin dans votre boîte aux lettres,
celle-ci est incrustée à même la porte. Je passerai ramasser votre
page moi-même et la remplacerai par une nouvelle feuille blanche.
Vous n'aurez donc qu'une seule et unique feuille par jour. Ainsi vous
n'aurez pas la tentation de la déchirer pour recommencer à nouveau.
Et aucune rature ne sera tolérée. Notez bien qu'il vous sera
impossible de revenir sur ce que vous avez écrit. Vous êtes
désormais responsable de vos propres mots.
— Je dois donc écrire tous
les jours ?! Sans arrêt ?! Même le dimanche ?!
— Il n'y a plus de dimanche,
plus de lundi, de vendredi, plus de noms aux jours de votre vie, plus
de chiffres aux heures. Oubliez cela. L'illusion du temps qui passe
n'a plus lieu d'être ici. Considérez votre vie comme un seul et
même jour, comme une succession de secondes sans sommeil, une lente
et longue attente qui n'attend rien, pas même la fin de votre
agonie.
— Et les visites ?! J'ai tout
de même droit aux visites n'est-ce pas ?!
— Il y a en effet un parloir
mais qui y rencontreriez-vous ? N'avez-vous pas avez tué le seul
interlocuteur qui trouvait encore la patience de vous côtoyer ? Dans
votre cas, seuls les absents seraient susceptibles de vous rendre
visite...
— ...
— Je poursuis... La cour est
au rez de chaussée. C'est la cour du cimetière. Ici, chaque détenu
est un assassin et c'est à lui d'enterrer sa victime avec qui il
sera enterré à son tour, une fois son heure venue. En attendant, le
détenu est tenu de se recueillir régulièrement devant la pierre
tombale afin d'entretenir une conversation avec le défunt... Je vous
tiendrai informé quant à l'enterrement de monsieur M., il se fera
d'ici peu. Soyez prêt...»
Alors que je regarde son kesa
noir s'éloigner, le jeune homme s'arrête brusquement et sans
même se retourner, rajoute avec calme et autorité :
«— Le suicide ici est
interdit. C'est la loi. Je ne le répéterai pas deux fois. Vous êtes
prévenu. »
Ma main sur la poignée dorée
toujours aussi étrangement familière, j'ouvre la porte de ma
cellule. Elle est exactement comme le petit homme au kesa noir
me l'avait décrite. Alors que la porte se referme derrière moi,
j'aimerais pouvoir m'effondrer en sanglot sur le lit. Mais j'en suis
bien incapable, comme si je n'avais plus rien sur quoi me
morfondre. En évitant soigneusement de croiser mon reflet sur chaque
mur en miroir, je suis allé jeté mon regard dans la meurtrière
afin de rencontrer la vue qui allait désormais m'accompagner...
Le regard perdu dans le ciel orageux, j'entends au loin comme venu d'un monde en contrebas plus d'une dizaine de voix ne cessant de chantonner en chœur a di đà phật, a di đà phật, a di đà phật, a di đà phật... et j'ai cru reconnaître, au cœur même de ces mots dont je ne comprenais ni le sens, ni l'intention, le lieu intime d'une parole sans mot.
* a di đà
phật (vietnamien): Bouddha Amitabha
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