#636
Rue du Taur (2023)
La rue du Taur relie toujours la place Saint-Sernin à la place du Capitole, en plein centre-ville. La place n’est plus un parking, elle est devenue piétonne, le jardin autour de la cathédrale est désormais ouvert à tous. Le lycée est toujours là. Je n’y croise aucun élève. Ils sont probablement en cours. À travers les barreaux, j’aperçois des poules dans la cour de l’établissement.
Je me dirige vers la rue du Taur en pensant y retrouver beaucoup. Rien n’a vraiment changé. Je passe devant le cabinet du psychiatre psychanalyste Ly. Quelqu’un a pris sa place : un psychologue clinicien. Derrière les volets clos, on vient encore y rencontrer sa parole. D’une autre manière, c’est certain. Je me demande : est-ce qu’elle est encore là, la grotte dedans ? J’ai presque envie de prendre rendez-vous, juste pour y jeter un œil.
Quelques odeurs me reviennent. Celle de la porte. Celle de la brique. Celle de la peinture, parce que monsieur Ly peignait dans ce qui servait de cuisine, entre deux consultations. Arrêté devant la plaque du nouveau praticien, d’étranges questions me traversent : l’ancien occupant des lieux a-t-il déjà fait l’amour ici ? Que faisait-il quand il s’ennuyait ? Quel livre a-t-il lu en attendant les patients en retard ? S’est-il déjà fait agresser ?
Je réalise que la façade a été rénovée. Des pavés. Mais tout est reconnaissable. J’avance de quelques pas. Le couloir menant à la Cave Poésie est toujours là. Je ne peux m’empêcher de pénétrer les lieux, de longer les affiches de quelques spectacles. J’arrive devant mon école. Elle est toujours là, certes. Mais la cour n’est plus accessible. Comme mes souvenirs.
Je ressors de l’antre et continue mon chemin. Le resto viet a changé de nom. Ça a l’air toujours aussi mauvais. L’offre autour s’est diversifiée. Toujours la crêperie du Sherpa avec les citations de Gide au mur, les mêmes verres, les mêmes couverts, le même gérant qui fait ses allers-retours. Les habituels kebabs et chawarmas, désormais entourés de burgers et de tacos. Je ne comprends pas pourquoi il y a autant de tacos. Je n’en avais jamais vu ni à Toulouse, ni en France, et ici, rue du Taur, j’en vois partout.
Je ne rentrerai pas dans l’église Notre-Dame du Taur. Je cherche rue des Pénitents Gris une galerie de peinture qui aurait remplacé celle d’Henri Laffont. Mais rien. Je rentre à Gibert Joseph. Fournitures scolaires, cahiers de vacances, livres de cuisine. Il y a bien sûr un rayon littérature, et des lycéens qui cherchent quelques bouquins de leur liste, mais je n’ai pas le cœur à fouiller. Je commence à être de mauvaise humeur.
La rue est bondée. Le train touristique passe devant moi. La place du Capitole est écrasée par le soleil. Même si je suis venu sans attente, j’attendais peut-être de retrouver quelque chose. Mais j’ignore l’enfant, l’adolescent, le jeune adulte que j’ai été. Je le cherche dans la silhouette des autres. Mais je me sens à l’étranger. Je n’ai rien à faire ici.
Rue du Taur (1996)
Je sèche. Je suis pourtant arrivé à l’heure, mais je ne peux pas y aller. J’ai chimie. J’hésite. Rentrer m’éviterait des problèmes. Mais je ne peux plus. Depuis que tout le monde me tourne le dos. Depuis que j’ai menti. Même T., qui commençait à se rapprocher. T’as tout gâché. Pourquoi t’as mythonné ? Pourquoi tu fais comme ton père ? J’ai envie d’aller lui demander des comptes. Après tout, c’est lui qui m’a montré l’exemple.
Peut-être qu’il a un patient qui s’est désisté. Au 3, rue du Taur, je sonne. — C’est moi. J’ai besoin de te parler. Pas de réponse. Mais le portail s’ouvre. Il doit être en consultation. J’attends dans la salle d’attente. Un autre patient est là. Il semble gêné par ma présence. Je sors. Je vais patienter au Sherpa.
J’aime bien leur thé aux fruits rouges. Souvent, il y a des étudiants de fac à cette heure-là. Plus âgés. J’aime bien être parmi eux. Leurs voix, leurs gestes, le bruit de leurs corps. J’aime les regarder à leur insu. Parfois, il y a des filles très belles. Elles ont l’air à l’aise. Je me demande comment on fait pour être comme ça.
Pas de chance aujourd’hui. Personne dans la salle. Trop tôt. Je pense à Cathy Nègre. Elle a fermé boutique. Elle était antiquaire, juste en face. J’y allais parfois. Sa boutique, c’était un Trésor. Difficile d’y circuler. Des meubles anciens. Des objets en bronze, en argent, en or. Je ne savais pas à quoi ils servaient. Mais j’étais fasciné. On aurait dit des objets d’un autre monde.
Je passe à Gibert. Je tourne autour du rayon poésie. J’en vole un. Je ne connais même pas l’auteur. Je le vole sans raison. Pour le frisson. Et encore. Même pas sûr. Je sors vite. Je file derrière la porte de Notre-Dame du Taur. Je m’assois. Je lis derrière quelqu’un qui prie. Je crois qu’il pleure.
J’ouvre le livre sans regarder la couverture.
« Tout le secret du bonheur du contemplateur est dans son refus de considérer comme un mal l’envahissement de sa personnalité par les choses. »
Pas sûr de comprendre. Pas sûr que ça me parle. Ce Francis Ponge… Le Parti pris des choses. Je demanderai à papa s’il connaît. Il a peut-être fini sa consultation. Mais que pourrais-je lui dire ? Il ne connaît rien de mon emploi du temps. Je trouverai une excuse.
En face de l’église, je vois la galerie d’Henri Laffont. Elle est fermée. Derrière la vitrine, des peintures de Chaumier. Deux natures mortes. Une vue de Venise. Et des tableaux de mon père. Je les trouve très beaux. J’en suis fier. J’aimerais dire aux passants : c’est mon père.
Sur la porte, une présentation des artistes. On dit qu’il est “artiste fino-vietnamien”. Sino, pas Fino. Et pourquoi préciser d’où il vient ? Moi, j’en ai marre de venir d’un endroit où je ne viens même pas.
J’ai faim. C’est bientôt la pause déjeuner. Peut-être que Tessa va sortir. Elle va souvent manger un chawarma. Et si j’y allais avant ? Oui. Organiser une rencontre impromptue. Bonne idée. Si elle est seule, elle daignera peut-être me parler.
Quel mensonge vais-je bien pouvoir lui inventer pour recouvrir le précédent ?
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