#615
J’ai connu un garçon bègue qui, à peine passé le portail, se précipitait vers moi pour me saluer. Avant même d’aller serrer la main du propriétaire des lieux, il venait me caresser l’écorce et disait «— tttttuu tu vvvvvvas bbbien m.. m… mon ami ?». C’est d’abord à moi à qui il faisait signe ! À moi qu’il réservait ses premiers mots ! Un jour, il avait dû me parler pour faire l’interessant, et puis à force, il y avait pris goût. C’était devenu une habitude. Il ne me disait pas grand chose — le bègue craignait de parler à voix haute — mais pas une fois où il a manqué d’échanger quelques mots avec moi. Il y avait pourtant bien d’autres arbres autour, mais j’étais le seul qui retenait son attention, peut-être parce qu’il savait que j’étais le plus âgé et que ça me donnait à ses yeux de la prestance, de l’intérêt. Peut-être aussi parce-que j’étais au centre du jardin, face à la ferme. Mais surtout grâce aux couleurs, à la texture de mon écorce qui l’attirait, comme certains tableaux peints au couteau.
Les hommes qui m’ont croisé ne s’approchaient de moi que pour m’élaguer, me soigner. On m’a même un jour bétonné, après avoir découvert un nid de frelons en moi. Je serai probablement tombé sans ce pansement. Moi, le vivant du champ, je devenais une construction bâtie. On a bien sûr, si souvent, hésité à m’abattre. Mais le jeune garçon devenu un adolescent s’y opposait. Un jour, il avait même hurlé sans bégayer : « ce n’est pas encore son heure ! » Je l’ai connu très jeune, il devait avoir 8 ans pas plus. Au début, il ne parlait pas mais je l’écoutais, lorsqu’il jouait seul sous mon feuillage, je l’écoutais se plaindre de ma grandeur, lorsqu’il regardait le ciel assoiffé d’étoiles filantes, de voie lactée. Il disait : «— si cet arbre n’était pas là, je pourrais voir bien plus d’étoiles encore ! » Et son père lui répondait : «— Il tombera plus vite que tu ne le crois. » À ces mots, le garçon regrettait ses paroles. Il se sentait soudain coupable d’avoir désiré ma mort. Rien qu’en imaginant mon absence, il ressentait déjà le trou que ça laisserait en lui.
Un homme avait déjà tenté de se pendre à moi. L’homme avait dû s’y reprendre à plusieurs fois, sans succès, ce qui finit par l’interroger : étant d’un physique plutôt chétif, comment ma branche a-t-elle pu casser ? Il voyait là un signe divin.… mais Dieu n’avait rien à voir là dedans. Je n’avais tout simplement pas supporté son poids. C’est si lourd un homme qui se tue. Après son dernier échec, la corde encore attachée à son cou, la branche par terre, il leva les yeux sur moi et dit à voix haute : « ce n’est peut-être pas mon heure ? » Je n’ai jamais su s’il m’avait posé là une question, ou s’il s’était adressé à lui même. En revanche, mon petit bègue, lui, s’adressait bien directement à moi. Une fois adulte, il continuait ce petit rituel avec plus d’attention encore. Il regardait avec effroi mon tronc bétonné comme on regarde la cicatrice d’une blessure encore vive en soi, une blessure qui aurait pu mener à ma mort si on n’était pas intervenu plus tôt. Dès qu’il levait les yeux sur moi, il pensait à ma disparition prochaine. Chaque année, le jardinier l’annonçait : « — il ne tiendra pas l’hiver… » et puis, d’année en année, je résistais, tenais par l’écorce, verdissais encore au printemps, à côté de mon cadet bien plus fringant. Les vers avaient façonné sur mon tronc un visage de grimaces. Ainsi , mon bègue qui ne bégayait plus pouvait me regarder dans les yeux, cherchait à deviner mes pensées. Il me fixait longtemps ainsi, dans l’espoir d’apercevoir un mouvement de mes lèvres de bois. Je ne tenais plus que par ma vieille écorce qui elle même s’était ridée craquelée fissurée et fendue. Les vers ont fini par me ronger de mort naturelle. Je me suis affaissé, le jardinier m’a accompagné dans ma chute. J’avais le tronc creux, envahi de galeries de vers, de champignons. Mes racines avaient pourri…
Oiseaux lièvres chats taupes souris rats serpents frelons abeilles guêpes coccinelles papillons et autres vivants d’insectes désemparés ont rôdé longtemps autour de mon trou vide laissé dans le champ. J’étais un repère d’orientation pour eux et puis … c’est fini, ils ont trouvé d’autres orientations au Monde, comme mon ami bègue, parti depuis longtemps. J’avais l’espoir de le rencontrer à nouveau. il aura raté ma mort lui qui disait vouloir être là. Il est sous d’autres arbres aujourd’hui, probablement des banians. Leur parle-il encore ? S’il revient, mon absence saura l’accueillir. Je l’imagine descendre de la voiture. Ça sent la mort des arbres, oui, ça sent le papier. Il jette un oeil dans le petit parc. C’est presque une jungle. Herbes hautes, murs et fenêtres de la ferme dévorés par le lierre. Mon absence le troue. L’horizon lui est désormais grand ouvert, les étoiles filantes prêtes à émerveiller. La nausée monte. Le vide vient de lui d’apprendre mon décès.
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