#445
19 août,
19 h 21
19 h 21
Nous avançons dans la nuit, au bord d'une rivière.
Sous la lumière discrète d'un lampadaire, un banc. On dirait qu'il nous attendait. Personne aux alentours. Pas un bruit, pas une voix pour nous sauver de la peur qui commence à monter.
Chaque pas vers le banc semble nous rapprocher d'un précipice. Je peux sentir le vertige de sa solitude s'apprêtant à parler. Sent-il mon vertige, tout aussi insurmontable, moi qui m'apprête à l'écouter, sans dire un mot ?
Nous nous asseyons. Côte à côte. Pas trop proche. Pas comme des amis. On ne paye pas un ami pour lui parler. On n'est pas non plus payé pour l'écouter attentivement, sans jamais interrompre
L'argent nous sépare. Nous garde à distance l'un de l'autre. Entre nous l'espace suffisant laissé à l'intime pour respirer en confiance. Notre premier rendez-vous est-il né d'un malentendu, ou d'un mensonge qui me donne le droit de l'écouter parler ? Je fais semblant de ne plus me souvenir. J'entretiens le malentendu, sans rien promettre. Je devrais passer aux aveux. Ce n'est pas honnête. C'est même peut-être moi qui devrais payer pour qu'il m'écoute. Je n'ai pourtant pas beaucoup de choses à dire. Mais j'ai tant besoin de parler à quelqu'un. Quelqu'un qui ne saurait rien de moi, pas même mon nom. Quelqu'un qui saurait écouter, détaché de toute valeur, de toute morale. Quelqu'un dont l'écoute deviendrait un lieu à l'abri du monde. Oui c'est moi qui devrais parler. Je vais lui dire avant qu'il ne commence, il le faut. Mais comment briser le silence dans lequel nous sommes. La nuit est si noire. On entend le bruit de l'eau. Et le désir d'une parole qui cherche ses premiers mots. Je suis embarrassé, j'ai honte d'occuper la place de celui qui est payé. Mon écoute a t-elle un prix ? Pourquoi ce prix me semble si exorbitant...
— *******...
Sa voix n'est plus celle des premières rencontres au café. C'est une autre voix. Aussi étrangère qu'intime. Je ne dis plus mot. Il parle. J'écoute. Ne suis plus certain que c'est à moi qu'il parle. Sa parole m'absente dans l'écoute la plus nue qui soit. Il s'adresse au fleuve. Et c'est le fleuve que j'écoute. À mesure qu'il parle, je me vide de mon identité. L'écouter me vide comme si c'était moi qui vidait mon sac... de mots. Ce n'est pas ce qu'il dit, c'est le fait qu'il dise... Sur ce ton, de cette façon là, avec cette voix.... si intime qu'elle parle aussi de mon intimité.
Je n'ai plus de compte à lui rendre. Je n'ai plus besoin de m'expliquer. Sa parole devient aussitôt matière. Ce n'est plus lui que j'écoute, j'écoute une parole. Des mots. Rien d'autre. Je les écoute et entend quelque chose qui semble lui échapper. Je brise par endroit mon silence. Souligne, coupe, paraphrase. Je mets dans ma bouche sa parole. Qu'il l'écoute à son tour. Ça crée des silences, des gestes... et quelques larmes que je devine, derrière le bruit des feuillages dans le vent.
21 h 16
il a parlé presque deux heures. Puis j'ai dit : « — on en reste là... J'ai marqué un temps d'arrêt et n'ai pu m'empêcher d'ajouter : ... pour ce soir.»
«— pour ce soir... » a-t-il répété. Puis après un silence interminable, il m'a tendu l'argent en disant : «—à la semaine prochaine » Je ne peux ponctuer la fin de sa phrase. Le ton sur lequel il l'a prononcée m'est resté incertain. Il m'a semblé entendre une question.
Je n'ai pas répondu. Après lui avoir serré la main, je suis parti sans me retourner.
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