#196
C'est l'histoire — comme l'histoire de tout homme — d'une disparition...
Sans monsieur M., je me demande comment continuer à écrire ici. Rester enfermé dans cette chambre n'a plus lieu d'être sans lui. Déjà la lumière me rattrape, transperce les rideaux que je laisse volontairement tirés pour préserver un semblant de noir. Mais j'ai beau masquer le jour de pénombre, jamais il ne revêt le vrai visage de la nuit.
Le réveil est brutal. Les coqs de combat hurlent déjà la levée du soleil. Ça fait maintenant vingt jours que je suis en deuil de mon personnage. Je ne saurais le supplier de revenir lui qui est parti sans même se retourner. J'ai tout de même le sentiment que notre histoire fictive et commune avait encore quelques mots à ajouter. Mais elle était probablement destinée à demeurer ainsi... inachevée.
Il est donc temps de quitter cette longue nuit, ses routes, ses chemins, ses rues, ses portes donnant sur des couloirs menant eux-mêmes à d'autres portes à ouvrir et à refermer sur des pièces vides ou habitées de voix à rencontrer parfois pour le meilleur, souvent pour le pire...
Ce fut une expérience intérieure, presque essentiellement physique, le corps au service des mots me précédant comme pensant à ma place, soumis à l'espace de leurs propres lois, des lois que je respectais bien malgré moi, les deux mains sur le clavier, sur un crayon, sur les pages d'un interminable brouillon dont l'intimité n'avait plus aucun lien avec mon nom.
Hélas il est temps de revenir sur mes propres traces, d'incarner à nouveau ce nom perdu après tant d'années soumis à l'écriture d'une fiction. Mais comment désormais retrouver le fil d'une existence que j'ai quittée sur un coup de sang un dimanche d'il y a longtemps, sans prévenir, avec la certitude de n'avoir aucun compte à rendre à qui que ce soit, quelle que soit la situation dans laquelle j'étais....
(Disparaître devrait être un droit. Le droit de s'effacer, de jeter à la corbeille sa feuille noire de ratures et recommencer. Aucune morale, aucun sentiment, pas même les liens du sang ne devraient aller à l'encontre de ce droit.)
Je me réveille aujourd'hui comme d'un long coma. Qu'avais-je laissé en suspens avant de m'enfermer ici? Je me souviens avoir fui mais quoi? et qui? Il me reste vaguement quelques visages en mémoire. Une adresse aussi. Dans un autre pays. Loin. Très loin d'ici.
Vite acheter un billet d'avion avant de changer d'avis. Le vol est aujourd'hui. Vite un sac avec le strict nécessaire. À peine quelques affaires. Mes quelques livres. L'ipad. Un carnet et un crayon. Rien d'autre. Taxi! Taxi! Vite à l'aéroport Tân Sơn Nhất. L'international oui. Je m'en vais. Loin. Je reviens là d'où je suis parti. Là bas. Jadis ici. Chez moi. Non! Chez lui, chez ce type que je ne suis plus depuis longtemps. Vite mon passeport! Y découvrir son visage, sa nationalité, son âge, sa taille, la couleur de ses yeux, son nom, ce nom qui une fois dévoilé reprendra en cet instant même ses droits sur mon identité...
Je m'appelle Mathias L.
S'agit-il du Mathias appelé en vain par la voix démente d'un inconnu tapant à ma porte il y a près d'un mois? Avouez que la coïncidence est trop étrange pour croire au hasard.
Il est donc temps d'ouvrir ce carnet, carnet d'un retour au nom que je porte comme un oubli. L'avion est prévu à l'heure. AF 253. 9 heures 20 du matin. Quelques minutes encore et je m'envole vers la mémoire à laquelle cette histoire ne peut échapper.
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