#172



À peine ai-je avoué mon identité que mon reflet disparait... ou bien est-ce mon propre corps ? 
J'ai bien tenté d'invoquer à nouveau la voix de monsieur M. mais elle est ce soir comme étouffée par le bruit d'un monde auquel je n'appartiens plus, grondement d'une foule remontant à ma meurtrière comme une menace m'étant directement adressée.

D'ici, je ne vois pas le sol, rien que le ciel. J'y cherche le reflet de ce bas monde. Et il me suffit d'écouter, les yeux fixés sur l'orage s'apprêtant pour y deviner un bon millier d'hommes marchant d'un seul pas, le poing levé vers la silhouette gesticulante d'un chef contemplant longuement cette foule en liesse avant de prononcer un discours effrayant :

«— Écoutez! Une heure solennelle dans notre histoire est sur le point de sonner ! Nous sommes aujourd'hui rassemblés par milliers comme un seul et même cœur, une seule et même volonté, une seule et même colère afin d'en finir pour de bon avec cet écrivain de fiction dont vous connaissez tous le nom ! Nous ne sommes pas dupes ! Cette soi disante prison n'est rien d'autre qu'un refuge pour la démence de ce dissident en mal de Dieu écrivant des histoires aux relents sataniques en toute impunité ! 
Il y a quelques mois, nous croyions nous en être débarrassés mais il faut croire qu'une balle dans la tête n'est pas suffisante pour abattre un esprit aussi malsain ! 
Ne nous y trompons pas ! Il faut en finir tant qu'il en est encore temps ! Plus nous tolérons sa présence, plus nous courrons le risque qu'il nous manipule à nouveau comme de vulgaires créatures à la merci de leur créateur ! Allons donc dès maintenant conquérir l'espace du silence de ce fictiomane qui devant sa feuille blanche n'a cessé de pervertir la réalité de nos paroles et de nos mots ! Jusqu'à nous faire douter de notre nature, de notre identité, de notre existence même !
Ne subissons plus ce ramassis de mensonges ! Ce n'est pas de l'encre noire qui coule dans nos veines, mais bien du sang ! Oui, nous le hurlons fièrement ! Nous sommes des hommes de chair  et d'os et non des personnages de roman ! Nous sommes ce soir plus d'un millier, oui, nous sommes une armée et notre soif de vérité est parfaite, absolue, inaltérable. Il n’y a que des cerveaux ramollis, lâches et sans courage pour nous contester le droit de le tuer ! 
Que le cri de notre vengeance ferme et irréductible crève le ciel comme un coup de foudre ! Que cette lumière éclaire son visage de charlatan ! Écoutez ! Écoutez donc ! C'est notre parole humaine qui remplit le silence de la fiction pour l'asphyxier ! L'asphyxier d'humanité ! De raison !  De vérité ! Il est temps ! Temps d'aller débusquer ce traitre du genre humain ! Qu'il n'en reste rien ! Pas une main ! Pas une phrase ! Pas une lettre ! Pas un point ! 
Au feu monsieur M. ! Au feu ! »

Le délire de la foule fait trembler les murs. Les miroirs qui m'entourent se fissurent. Pétrifié, je ne cesse de tourner en rond dans ma cellule, mon livre à la main, sans savoir par où m'échapper. Eux sont déjà en train d'enfoncer la porte de la prison. Elle ne tiendra pas bien longtemps. Sanglotant dans les couloirs à la recherche d'une porte à ouvrir, je cours me réfugier dans la bibliothèque vide. Je m'y précipite avant de refermer la porte derrière moi. J'entends déjà dans les couloirs l'écho de leurs pas et l'hilarité des menaces de mort qu'ils ne cessent de me hurler :  M. ! On va te brûler tu entends ? Toi et tes histoires de sorcier ! On va te brûler comme du papier ! Tu entends M. ? Ce soir, on ne va pas te rater ! 

Ma peur ne peut se retenir de prier les mains sur les barreaux des fenêtres, elles aussi sans issue. Les voilà, ils arrivent, ils sont devant la porte. Ils vont la défoncer à coups de pied. Je suis fait comme un rat... de bibliothèque.
Au moment même où ils sont entrés, d'instinct j'ai ouvert mon livre... et j'y ai plongé comme on se défenestre d'un immeuble en flamme, dans l'espoir d'avoir encore une chance, même infime, de survivre.







Commentaires

J'éprouve une vraie jouissance à vous lire.