#170
Il s'éleva jusqu'au ciel un
brasier jetant sur la cour une lumière si vive qu'elle aveugla les
étoiles qui regardaient vers la terre avec gravité. Les quelques
arbres de la cour déployaient leurs branches enflammées. Le chemin
de terre et de boue n'était plus que de la lave noire. Les pierres
tombales ne brûlaient pas, elles fondaient. Un chien aboyait au
loin, et son aboiement lui aussi crépitait...
Alors que le feu baissait peu à
peu, je ne pouvais détourner mon regard des cendres encore fumantes,
celles de la chair et du sang des livres incinérés. J'y ai cherché
des lettres, des bouts de mots, de noms... mais je n'ai rien trouvé.
Pas une trace non plus de l'existence de ce personnage, ce petit
homme au kesa noir, gardien de l'anonymat des livres disparus,
calcinés, avec lesquels il décida de brûler, emportant avec lui le
secret de leurs murmures.
Marcher dans ses derniers pas pour
disparaître à mon tour me traversa l'esprit. Mais quelque chose en
moi m'obligeait à refuser l'invitation du feu : le livre de monsieur
M., ce livre à écrire, seul survivant de l'autodafé exécuté
cette nuit. Que deviendrait-il si je n'étais plus là pour l'écrire
? sa destinée serait-elle de demeurer ainsi inachevé à
l'oubli de tous dans une cellule abandonnée ? ou bien tomberait-il
par hasard dans d'autres mains assez seules pour désirer poursuivre
ce récit ?
Dans le doute, je suis remonté
dans ma cellule laissant là les derniers résidus du nuage de fumée
se dissiper dans l'aube, cette folie qui doucement se lève. Je me suis assis à mon bureau.
Les premiers rayons du soleil traversaient la meurtrière. En ouvrant le livre, j'ai remarqué que ses pages étaient étrangement brûlantes, comme le front fiévreux d'un homme parlant tout seul dans son pire
cauchemar. Dans un soupir j'ai relevé les yeux, et à ma plus grande
stupeur, j'ai reconnu dans le miroir me faisant face le reflet de
monsieur M., ses lèvres sèches de n'avoir pas dit un mot, son
regard fermé à clefs... sans oublier le trou entre ses deux yeux.
J'ai sursauté de ma chaise et me
suis dans la crainte éloigné du miroir. Lui continuait de me fixer de cet
air illisible et angoissant dont on ne peut deviner ce qu'il pense,
ce qu'il cherche. Tentant de retrouver mon calme, je me suis
lentement rapproché du miroir. Lui aussi avançait vers moi au même
pas que le mien. Tout en restant sur nos gardes,
nous nous sommes assis l'un en face de l'autre. Entre nous le
livre ouvert sur deux pages blanches. Et le silence... sans fin.
Puis d'une seule et même main, nous avons écrit comme nous adressant
chacun à nous-même :
Suis-je désormais le gardien... de
mon propre crime ?
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