#144
Il est temps de partir. Au fond il
n'y a jamais eu rien d'autre que ça. Ce désir de partir et d'y
rester.
Je connais le trajet par cœur. C'est une route que j'ai l'habitude de prendre au quotidien, je
connais le chemin, ses environs, et ce sans même y prêter
attention. N'importe quel détail est un signe familier, un arbre
foudroyé, un défaut sur le bitume à un certain croisement, l'odeur
des bouses à la sortie de tel village... Il m'est désormais presque
impossible de m'y égarer tant chaque coup de volant, chaque virage
emprunté, semblent ancrés dans la mémoire de mes gestes et de mes sens.
Alors comment ai-je pu me perdre
après une bonne demie heure de trajet ? Peut-être un moment
d'absence, absence si dense, si profonde que j'ai dû en perdre
toute ma conscience d'être au monde. Ainsi, me réveillant
en sursaut de ma somnolence, je regarde autour de moi et m'aperçois
non sans angoisse que je ne reconnais plus rien. Je tente tant bien
que mal de me remémorer la route que je viens de faire, de chercher dans mon souvenir à quel moment je me suis trompé, mais rien ne me revient. Je ne
retrouve aucune trace des minutes qui m'ont vu dériver sur des
kilomètres, comme si l'oubli seul avait survécu à cet étrange
moment d'absence.
Le goudron de la route a disparu.
Ma voiture est au beau milieu d'un champ brûlé, peut-être est-ce
les cendres d'un récent écobuage, où celle d'une guerre à peine
passée... Qui sait ?
Je décide de sortir et continuer
à pied. Je vois au loin un petit sentier qui doit bien monter
quelque part. Après un millier de pas, j'arrive dans un petit
village, labyrinthe de ruelles étroites et vides. Les volets
son clos. La vie semble avoir déserté ces maisons de pierres.
Et puis j'entends au loin un
mouvement de foule. J'aperçois là-bas, plus d'une centaine de personnes réunies sur une place publique... De là où je suis, je ne peux
déceler s'il s'agit de cris de joies ou de colères. Aussi curieux qu'angoissé, je décide de
me rapprocher. Et je ne sais pourquoi mais comme
toujours, chacun de mes pas me fait craindre le pire...
J'entends désormais distinctement
leur concert de voix démentes, chœur d'une foi vengeresse chantant rageusement :
« — Voilà ! Continuez ! Qu'on
le caillasse ! Les enfants ! Allez y ! Défoulez-vous aussi ! Que
personne ne ferme les yeux ! Il faut que tout le monde voit ce qui
arrive à ceux qui ont osé parler ! Qu'on apporte d'abord un
couteau ! Oui ! Qu'on lui tranche la langue ! Que ce singe ne puisse
plus parler ! Jamais ! Qu'aucun autre mot ne puisse sortir de sa
bouche ! Qu'il n'en reste plus que des cris ! Et puis qu'on en
finisse ! Qu'on l'abatte ce sauvage ! Surtout ne lui bandez pas les
yeux ! Qu'il crève accablé par le poids de nos regards méprisants, que ces regards hantent sa mort ! Qu'il soit à jamais coupable de
nous avoir trahi ! Et ce même dans une prochaine vie ! Qu'il soit à
jamais banni ! Il est temps ! Temps de se faire justice ! Apportez le
fusil ! Le fusil, vite ! Éclatons-lui la tête ! Que sa pensée
éclate en morceaux ! Et jetons ces morceaux aux chiens ! Qu'il n'en
reste plus rien ! Qu'il se réincarne dans une crotte de chien et
encore, ce serait lui accorder une pitié qu'il ne mérite même pas ! Il
est temps ! Cessons de parler ! Que celui qui est contre son
exécution prenne la parole ou se taise à jamais ! Non ? Personne ne
s'avance pour le sauver ? Le verdict est donc sans appel ! La mort !
La mort ! La mort !La mort ! La mort !... »
La foule est en transe, certains filment même la scène sur leur portable, comme si regarder
ça à travers un écran donnait à cette tragédie des airs de
fiction... une fiction plus vraie que nature.
Il y a là des hommes, des femmes, des vieux, des enfants,
tous soudés dans la haine à l'égard d'un bouc émissaire dont je
ne comprends toujours pas la faute... Stupéfait, je demande à l'un
des enfants hurlant à mes côtés :
«— Mais qui est donc cet homme
conspué ?
L'enfant, sans même se tourner
vers moi, si saisi par le spectacle auquel il est en train
d'assister, me dit d'un ton semblant mépriser mon ignorance :
— Tu ne le reconnais donc pas ?
C'est monsieur M. ! Qui veux-tu que ce soit d'autre... »
Dans la fièvre de la foule en
liesse, les bras m'en tombent. Abasourdi à la découverte de son
identité, d'impuissance je lève les yeux au ciel et attends du
soleil qu'il brûle l'effroi de mon sang glacé.
Soudain, le coup de feu retentit.
Et je tombe à genoux comme au fond d'un trou, le trou dans la tête
de monsieur M.... exécuté.
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