#648
L’écriture commence ici, aujourd’hui : une femme parle au garde de sécurité. Sa voix râpe, douce et usée à la fois. S’approche le bruit des pas d’une grand-mère : elle marche en canard, bancale, une poche d’oranges dans la main droite, une de mangues dans la gauche. Alors que je commence à l’écrire, elle s’assoit tout près, comme pour se livrer plus intimement. Masque Louis Vuiton (avec un T) plaqué au visage, bob blanc NY vissé sur la tête, robe à fleurs — bleu de fond, éclats roses et jaunes. Dans un sac en plastique qui devrait contenir des cure-dents, elle sort la carte de son appartement. Il lui manque un œil, ou plutôt un œil est parti de côté, gris-vert, comme désorbité. L’autre fixe un ongle sale qu’elle récure sur le tissu de sa robe. Elle reste là, jambes écartées, balançant ses pieds comme un enfant qui s’ennuie.
Et moi, je parle, je dicte à haute voix sur mon téléphone. Je dicte à l’écriture ce qui me traverse. La femme m’entend mais ignore qu’elle est le sujet de la parole étrangère qui sort de ma bouche. Et moi-même, à mesure que les mots tombent, j’oublie que j’écris. Le flux m’emporte, comme si je n’étais qu’un passage.
Un enfant me tire de moi. Sa mère pousse sa poussette, tout bavardant avec une voisine. Lui, un garçon d’un an, me regarde. Il me regarde parler à mon téléphone, il me regarde écrire. Son regard semble savoir. J’en suis sûr. Il sait que j’écris ici, en douce, à l’insu de la ville, que je note tout, son visage, sa mère, les passants, la respiration même du trottoir, les reflets dans l’eau…
La vieille femme se lève. Les poches de fruit dans les mains, elle se dirige vers les ascenseurs. J’hésite à la prendre en photo. Mais photographier briserait le secret. L’image partirait comme un insecte effarouché. Alors je garde l’absence. Déjà son visage m’échappe, la couleur de sa robe se brouille et je sais qu'en repassant sur ces phrases, la robe ne sera plus celle que j’ai vue. Il ne reste que sa corpulence, une masse de bleu vague qui se dissout dans la mémoire.
Un autre enfant passe. Encore plus jeune. Sa mère, absorbée par son téléphone, ne voit rien. Mais l’enfant, lui, me regarde encore. Toujours ce soupçon dans ses yeux. Comme si lui aussi savait que j’écris, que j’écris le banc, son sol, les plantes, le ciel, les nuages, le soleil. Comme s’il savait qu’à travers lui, j’essaie de sauver la ville de son effacement.
Une petite fille le remplace. Non pas en poussette, mais sur ce jouet à deux roues qu’on chevauche pour apprendre à marcher. Elle avance à coups de jambes, tangue, hésite, revient sur ses pas, repart. Elle aussi me fixe, l’air de surprendre un délit. Clandestin, toujours. J’ai toujours l’impression d’écrire en cachette, d’accomplir un geste interdit. L’écriture comme une taupe : visible et invisible. Un souterrain qui passe sous les pieds de chacun. Personne ne sait. Sauf les enfants.
Dans la rue, la police. Ils attrapent, ils soulèvent, ils confisquent. Les soupes encore chaudes, les fruits posés dans les remorques, les gestes du matin. Tout s’arrête d’un coup, comme si la ville avalait son souffle. On dit que c’est pour la circulation. Peut-être. Mais ce que je vois, c’est une route qui se vide trop vite. Les bols qui se renversent, les mains qui se retirent. Ceux qui faisaient tenir la rue s’effacent, dispersés. Et le bitume redevient neutre, propre, praticable. Les voitures passent. Mais la rue, elle, reste suspendue, comme une bouche sans air.
Un souffle passe. Un courant d’air léger. Comme une main sur ma nuque, une caresse. Je me dis : voilà, il suffit de ça pour qu’une journée soit bonne. Si j’avais choisi un autre banc, peut-être ce vent m’aurait frôlé autrement, dans le dos, indifférent, peut-être même désagréable. J’aurais cru vivre une mauvaise journée. Tout tient à si peu : une orientation, un souffle, une seconde. Ce qui me détermine est moins dans mes relations humaines que dans c’est cette attention au minuscule, cette sensibilité au peu, aux intensités infimes qui me rendent capable d’habiter le monde et de côtoyer l’autre.
La petite fille sur ses deux roues veut bifurquer. À droite, à gauche, elle voudrait revenir en arrière, ralentir, foncer. La grand-mère la retient, la ramène sans cesse sur le chemin, celui de tous. Par précaution. Il y a ces bacs d’eau où elle pourrait tomber. Alors on la tient, on la maintient. Elle avance, contrainte. Et je suis triste. J’aurais voulu qu’elle tombe. Ce n’est pas profond. Juste la surprise d'être mouillée, les larmes, peut-être le rire. J’aurais voulu qu’elle explore ce qui appelait son regard. Mais non. Elle ira là où on l’amène.
En face de moi, un homme. Il a la même posture que moi : jambes croisées, bras croisés, regard absent. Vide. Son visage ne s’accroche à rien. Je pourrais écrire sur lui mais j’hésite. Trop proche. Je me reconnais trop dans cette silhouette épuisée, encombrée d’elle-même.
Je pourrais continuer sans fin. Écrire sans m’arrêter. Et pourtant je sais que non. Toujours vient un moment où la vie matérielle m’extirpe. Les courses, les gestes, le quotidien. Et parfois je l’accueille à regret, parfois aussi avec soulagement : l’écriture use, fatigue, elle me traverse comme une force étrangère.
Je remarque aussi, ces jours-ci, que je m’agace plus vite d’Isabelle. Ma patience se fissure. Je lui reproche de ne pas grandir assez, de me laisser encore porter tant de gestes simples : sortir le bol, verser les céréales, couper le ventilateur, vérifier la brosse à dents, préparer le sac d’école… Quand j’écris cette liste, elle me touche. Parce que c’est elle, notre lien quotidien. Et je comprends qu’un jour, quand ces gestes n’existeront plus, je perdrai ce lien. Isabelle grandit, elle le sent, elle en a peur. Et moi, contradictoire, je voudrais qu’elle se dépêche, pour m’alléger, pour me libérer. Et tout de suite je m’en veux.
Commentaires