#647
N’être rien socialement, le savoir, ne compter pour personne. Je ne suis ni convié, ni méprisé. N’être l’employé d’aucune entreprise, ni le patron d’aucun employé. N’appartenir à aucun âge, ni enfant, ni adolescent, ni adulte. Être entre tous ces âges à la fois, visage qui fait mentir la nature. N’être père que dans les yeux de ma fille. Être à l’écart des parents d’élèves. Je n’appartiens à aucun pays : je ne suis nulle part chez moi. Je n’arrive plus à parler ma langue maternelle, et je ne parle pas assez bien celle de mon pays d’accueil. Mon anglais est tout aussi tremblant. Parler cette langue tiers est comme nier toute mon identité.j'ybsuis complètement dilué, sans accès mon intériorité.
Ai-je une identité ? J’ai des papiers, mais ils ne servent qu’à me signaler à la police, à l’administration. N’appartenir à aucun milieu, ni celui des expatriés français, ni celui des Vietnamiens de l’étranger, ni celui des locaux. Je ne fréquente aucun cercle, je n’ai pas de réseau. Je n’ai pas de carte de visite, puisqu’il n’y a pas de main autour de moi à qui la donner. Je n’appartiens pas non plus à un milieu poético-littéraire.
Ne pas savoir, alors, se situer. Ne pas trouver de place. Rien de ma pratique d’écriture n’est reconnu comme quelque chose qui appartient à ce monde, à cette société. Ça n’a aucune fonction.
C’est un geste hygiénique, un geste de solitude extrême. Rien de l’ordre de la pensée. Du corps seulement. Le corps qui se pose sur un banc, qui pose un cahier à côté de lui. Banc de marbre, dalles de béton, coursives grises, courant d’air. Et le corps qui écrit. Et la voix qui sort du corps pendant qu’il tape au clavier. Pas ma voix : une voix intérieure, basse, qui murmure.voix sans volonté. Elle passe à travers le corps, réceptacle de ce qu’il ressent, de ce qu’il éprouve. Ni plaisir, ni souffrance. Et pourtant pas encore assez vide pour être parmi les choses. Encore trop de soi dans tout ça.
Mon camarade J., au détour d’une conversation, évoque ce milieu des Viêt Kiėu et me dit : « Je sais ce que je vaux. ». Ce mot m’a heurté. La dernière fois que je l’ai entendu, c’était à la banque, en échangeant des euros contre des dongs. Ou dans la bouche des politiques : « la valeur travail ». Ou encore dans ces poses du savoir ce qu’on vaut, affirmer sa puissance. Toujours ce même mot, « valeur », utilisé pour se mesurer, se mettre en scène, quémander des miettes de reconnaissance.
Pas de posture… pas de posture. Si ce n’est celle des bancs, des lampadaires, des chats, des passants. Ne pas fixer ce qu’on fait vers un objectif. Ne pas l’ancrer dans un nom. Anh, justement, n’est pas un nom. « Anh », au Vietnam, c’est un pronom, monsieur, prénom d’homme ou de femme. Appelez-moi Anh, comme vous diriez « il ».C’est ainsi, dans cette distance, que j’ai rencontré des sœurs et frères d’écriture : par le neutre, par la troisième personne. Non pas ceux qui disent « magnifique, bravo », mais ceux dont le texte faisait écho au mien, discrètement, et dont le mien faisait écho au leur. Une reconnaissance sans théâtre. Une fraternité sans gloire. Se reconnaître intimiement. Point.
J. me disait encore que parfois des gens s’adressaient à lui avec des mots savants, comme pour se hausser à sa « hauteur supposée ». Mais il aurait préféré qu’ils parlent avec leurs mots à eux. J’ai pensé alors que cette langue d’intellectuel n’était pas seulement une mise en scène : c’est aussi une barrière sociale. Elle exclut ceux qui ne la possèdent pas. Elle brille, mais elle sépare. C’est pour cela que je la trouve pauvre. Un poème, lui, ne sépare pas.on faire croire cela mais c'est faux. C'est faire passer le poème par le savoir littéraire qui trompé. Le.poèle n’exige ni appartenance ni niveau. Il accueille. Il reconnaît. La reconnaissance d’un poème n’est pas verticale mais latérale. Elle relie, au lieu d’écraser.
Alors, que vaux-je ? Quelques mots jetés chaque jour dans le vide. Un peu de monnaie de singe. Je sais que beaucoup disent partager ce que j'écris là — jusqu’au moment où, à leur tour, ils obtiennent ce qu’ils attendaient sans l’avouer : un commentaire élogieux, une validation, une publication... Comme si nous étions condamnés à tourner autour de ce mot, « valeur », incapables de nous en arracher. Je crois pourtant que j’en suis démuni. Je le dis sans fierté, sans posture, comme un constat. Je ne cherche pas à séduire. Je fais. Juste cela : faire. Comme le boulanger fait son pain. Comme les abeilles vont butiner. Comme le vent siffle dans les coursives. Je ne cherche pas à bien écrire, mais à savoir écrire.
Et si cette quête est sans fin, c’est qu’elle n’essaie pas de flatter un ego, mais au contraire de s’en séparer, pour se déposer à l’état des choses.
Être, simplement. Oui, comme le vent. C'est ça. Trouver une place organique, une place qui ne soit pas posée par avance, mais qui s’invente à mesure qu’elle se vit. Rester là, au plus près, avec rien d’autre que le mouvement même.
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