#641
Toulouse, du 3 au 10 juillet
J’aime l’idée de ne pas imposer de rythme au journal. Au début, je pensais qu’il faudrait m’en donner un, une routine organisée pour le faire avancer. Mais le journal ne me semble pas propice à un emploi du temps, à des horaires. Je le côtoie comme un ami qui se libère quand il peut. Moi, je suis tout le temps libre, en attente, mais lui, pas toujours. Il ferme souvent sa porte, il est occupé par son silence, a besoin de plusieurs jours de retrait pour pouvoir m’accueillir avec bienveillance. Parfois, il me repousse sans mot dire, sa porte se referme, me renvoyant à ma solitude, me rappelant qu’il n’est pas toujours là pour moi. Juliet évoquait souvent son refus de forcer l’écriture. Je comprends, mais sans une certaine routine, on peut vite laisser vide le lieu du journal, ne pas venir s’y promener alors que sa porte est ouverte. Pour savoir, il faut au moins s’y rendre, ouvrir, taper à la porte. Et même si elle reste fermée, même si on n’écrit rien, ce n’est pas grave : on a au moins fait acte de présence. Le journal, lui, est toujours là derrière la porte. Il sait qu’on est venu frapper. Ça me fait penser au narrateur de «L’homme qui dort» de Perec, qui n’ouvre plus à personne et à qui on glisse des mots sous la porte. Aujourd’hui, j’écris au journal comme on glisse un mot sous une porte restée fermée.
Le journal est un ami qu’on peut décider de quitter. Pas toujours à cause d’un désaccord, ni d’un événement clair, mais simplement parce qu’on a épuisé le lieu qui nous liait à lui. Il y a une fatigue propre au journal, une fatigue étrange, presque sourde, faite de lassitude mais aussi d’un doute diffus. On croit l’avoir abandonné, mais on ne sait jamais très bien si c’est soi qui est parti ou si c’est lui qui s’est retiré. Il n’y a pas de vrai moment de rupture, pas de phrase ultime, juste une distance qui s’installe. Pourtant, en écrivant cette distance, on se convainc que c’était juste, que c’était le bon moment. C’est ce que j’ai cru, il y a neuf ans, en écrivant sur un coup de tête que j'arrêtais mon journal, un journal que j’alimentais chaque jour avec une régularité presque maladive. Ce n’était pas de la discipline, ni même de la volonté, c’était un rendez-vous avec le vide, un saut quotidien dans une sorte de puits mental, où à force de chuter, je finissais par trouver des mots. Des mots qui m’écrivaient plus que je ne les écrivais. Rien d’admirable là-dedans. Ce que certains nomment procrastination de l’écriture, moi je l’ai vécu à l’envers : j’écrivais pour procrastiner ma vie. Écrire devenait un écran, un prétexte, une manière de repousser le monde réel, tout en me donnant l’illusion d’avoir accompli quelque chose. Aujourd’hui encore, je me rends compte que ce que je cherchais à travers le journal, c’était une sorte de présence fictive, fragile, mais suffisante : pouvoir dire “j’ai écrit”, et que cela me tienne lieu de preuve d’avoir été là. Mais cette chose écrite, ce “quelque chose”, reste indéfinissable. Ni trace, ni œuvre, ni aveu. Peut-être un objet non identifié, comme dans les dessins de Giacometti, ces formes posées au sol devant lesquelles les figures humaines se tiennent figées, partagées entre surprise et embarras. On ne sait pas si c’est une offrande, un reste, un piège ou un pur hasard. Ce geste-là, je l’ai beaucoup fait dans ces longues heures creuses qui dessinaient mes journées : entre deux cours, de dix heures à dix-sept heures, tout un entre-temps à traverser sans autre raison d’être que celle qu’on essaie d’y inventer. C’était ça, la texture de l’attente. La matière obscure de l’entre-temps. Je m’asseyais toujours aux mêmes endroits, des salons de thé calmes, hors du bruit du monde, et je faisais mine de m’y tenir. Le thé occupait une place étrange dans ma vie. Il m’organisait. Des noms de thés devenus presque mythologiques : Two Sisters, Tiger Monkey, Mountain Mist. Des noms qui réveillaient dans la bouche des paysages silencieux, des forêts humides, des pierres froides, de la mousse et de la pluie. Je buvais du thé pour passer le temps, mais aussi pour le suspendre. Je buvais pour écrire. J’écrivais pour être là sans l’être vraiment. C’était une manière de vivre sans contact, de flotter à la surface. Et peut-être qu’à force d’écrire ainsi, jour après jour, je me suis moi-même dissous dans le geste. Peut-être que ce n’est pas seulement le journal qui m’a quitté, mais que quelque chose de moi s’est effacé avec lui. On ne sait jamais, au fond, si l’on continue d’écrire en tant que soi, ou si l’on est devenu purement ce mouvement, cette trace, ce reste. Est-ce qu’il s’agit encore de nous ? Ou bien, à force d’écrire, sommes-nous devenus l’écriture même ?
Je suis dans le train pour Bordeaux. Je vais rencontrer Gwen Denieul, un autre inconnu de confiance. Encore une fois, je n’attends rien. J’ai rencontré Marine Riguet il y a quelques jours. J’étais seul. J’ai eu du mal à parler, à trouver mes mots, à respirer dans la présence de l’autre. Ce n’était pas de l’intimidation, ni une déception. Au contraire, tout ce que nous avons partagé avait du sens. Marine est une personne d’une grande qualité d’écoute, et tout s’est bien passé. Mais c’est ma propre présence qui me gênait. Comme si l’écrivant en moi n’avait pas assez de place, comme s’il étouffait dans mon corps. Comme si les mots de l’écriture devenaient étrangers dans ma voix. Je parlais faux, peut-être parce que ce qui cherche à se dire ne m’appartient pas vraiment. Il y avait là une étrangeté sourde, une tension silencieuse, une sensation de fausse note continue. Rien de grave, rien d’ombreux. J’ai gardé une forme de paix. Ces échanges, nous aurions pu les avoir en correspondant. Mais faire acte de présence, se déplacer vers l’autre, c’est aussi reconnaître la valeur du geste d’écrire.
Ce malaise en dit plus. Il y a des personnes auprès de qui je n’arrive pas à accéder à moi. Ce n’est pas une gêne sociale, ni un rejet. C’est un écart plus profond, une dissonance de nature. On a beau écrire, parfois collaborer, s’estimer, on réalise qu’on ne vient pas du même endroit. Je ne suis pas un littéraire, ni un universitaire. Je n’ai aucun rapport sacré au livre. Parler de publication, de reconnaissance, de légitimité dans le champ de l’édition ne touche rien dans ma pratique. Ce n’est pas du mépris. C’est simplement que je n’écris pas dans cette direction-là. Peu sont réellement détachés de cette reconnaissance. Même dans la vidéo-écriture, beaucoup espèrent encore passer à «l’étape suivante» : faire œuvre, entrer dans un monde plus stable, plus visible, plus sérieux. Je ne suis pas à l’aise avec ces personnes-là. Nous ne parlons pas tout à fait la même langue. Ils cherchent malgré tout à rejoindre un milieu, à se faire une place, alors qu’ils sont déjà parmi ceux qui écrivent, qui font, qui cherchent. Mais ils n’assument pas toujours ce premier geste, le geste nu, incertain, sans contour. Ils en font des livres. Pas inintéressants, non, mais souvent défigurés, figés, détachés de ce que l’écriture portait d’instable.
Je repense souvent à la phrase qu’Anna Jouy m’avait confiée : « nous ne sommes peut-être pas des auteurs destinés au livre mais à l’écrit. » Cela m’aide à comprendre. Je me sens plus proche de la peinture ou de la musique que de la littérature telle qu’elle s’organise. Je n’ai rien à théoriser. Je ne cherche pas à penser ce que je fais. J’écris pour faire, simplement. Et parce que ne pas écrire serait me déserter. Si livre il y a, c’est que le geste aura creusé un espace pour lui. Je ne veux pas l’habiller en livre juste pour qu’il ait l’air d’en être un.
Je suis sans Isabelle, cette fois. À Paris, sa présence était comme un passeport vers la rencontre d’inconnus. C’est avec elle que j’ai rencontré des visages avec qui une forme d’évidence, sans mot, a circulé. Sans elle, je ne sais pas si je suis capable d’une rencontre réelle. J’ai peur que ça se passe mal avec Gwen, comme si la rencontre sans relais, sans paratonnerre, me renvoyait trop à moi. Pourquoi mon corps ne trouve-t-il pas de repos ? Pourquoi, plus de vingt ans après mon départ, ce malaise persiste-t-il ici ? Est-ce que cela vient de mon corps ? Du visage des gens ? De leur regard, ces yeux qui me scrutent, qui pensent, qui interrogent, comme s’ils cherchaient à lire en moi les failles, les faux-semblants ? Peut-être parce que, moi-même, je sens ce masque sur mon visage, et que je redoute qu’on le déchire. C’est une douleur sourde, intime. Être contraint d’être vu, alors que je ne sais vivre que dans l’ombre.
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