#610




On s’est séparé, je l’ai quittée et laissée dans sa vie.

En m’assurant qu’elle allait pouvoir repartir, sur cette grande esplanade cabossée, qu’on a chacun, de vivre une vie. 

Elle s’est retournée trois fois comme on faisait souvent, d’un au revoir en plusieurs temps, des nuques symétriques en arrière. Je devinais la douloureuse force  d’arrache que ça allait faire, cette fois, si comme souvent - je le savais aussi- ses dernières nuques, plus persévérantes que moi, ne me trouvaient plus, se déhanchaient pour heurter le vide, alors exceptionnellement, c’est moi qui suis resté immobile et tourné vers elle, et qui l’ai  regardée partir, trois quatre fois se retourner, disparaître à un moment, au dernier virage dans mes yeux. 

Je suis resté un  peu là, après, moi aussi dans ma vie, sous le ciel débutant de mars, le grand carrefour market derrière moi, le rond point aux voitures devant. 

Elle devait être arrivée à la gare, montée dans le train et j’ai espéré que sa vie la récupère, comme ces grands draps de pique-nique, qu’en fin de sandwich, avant de plier, quatre adultes tirent aux coins pour faire sauter dessus les enfants. 

J’ai espéré que sa vie soit là.

Que ses amis soient là. L’écriture et ses amis. Le soleil, l’écriture et ses amis. Un peu la foi. Que la ville et sa famille soient là. Que le travail, l’écriture, ses amis, l’été bientôt, soient là. Que l’écriture reste, une fois que je serai parti. 

L’écriture, pas comme quelque chose qui l’aiderait, mais au moins comme disons raison, si pas de vivre, au moins de poursuivre l’élan. 

J’ai espéré que sa vie et l’écriture soient là, comme on retrouve après  une sieste très longue, un peu maladive, sa pièce, mur par mur, clin d´oeil hagard par clin d’oeil hébété. 

Qu’au moins l’écriture, comme force du temps, solidité et fragilité, ne la quitte pas, ou moins longtemps que moi, revienne un jour, comme après une très longue dépression, on se lève un matin pour descendre à la boulangerie acheter une baguette et un pain au chocolat, et personne, ni la boulangère, ne sait que c’est un miracle et le début de toute la guérison. Qu’un matin alors, elle récrive. Et peut-être, ce matin précisément là, décidera-t-elle pour elle d’une croyance tout à fait arbitraire mais résolue : que si l’écriture est revenue, moi aussi je vais revenir.


Je ne pensais plus à l’écriture. Mais en regardant l’heure, je suis tombé sur 11 heures 11, et j’ai commencé à écrire à nouveau, tout doucement, en soufflant sur la phrase comme sur une flamme. Je ne cherche pas à l’éteindre. Au contraire, je souffle dessus dans l’espoir qu’elle embrase la page, puis le livre à venir, la bibliothèque, tout l’appartement, que l’incendie se propage et fasse tout disparaître, le plancher, les meubles, les murs, le moindre recoin poussiéreux, plus personne dans l’immeuble pour crier au feu, plus que du vide, plus qu’un rêve d’incendie, plus que les cendres encore chaudes des fictions anéanties...

que reste-t-il de ma rencontre avec l’écriture ? Un silence entre parenthèses, deux voix déjà disparues parmi tant d'autres, dans les archives de la parole, un livre jeté à la mer des adresses, un personnage s'as fiction où vivre. Son portrait ne dort que d’un oeil, je fixe longuement ses lèvres sèches dans l'espoir qu'elles bougent à nouveau. Après de longues heures d'attente, j’aperçois un vague mouvement lumineux d’où semble renaître l’écriture. Mais l'écho de sa voix n'atteint plus ma conscience. Il reste seulement une vibration, un son à la fois timbre et teinte, timbre sans voix, teinte d'une couleur qui n'existe pas. Est-elle neutre-sombre ? Noir-transparent ? Nuit-chambre ? Comment nommer une couleur pareille ? Les mots ne sauront jamais la distinguer. j'ai dû m’assoupir devant l’absence de cheminée. Le silence brûle, regarde mon corps prendre feu. L’aveu est un brasier qu’il faut traverser, si je veux prétendre écrire. Je suis sans posture, n’occupe aucune position, n’incarne aucun pronom, « je » n’est même plus masque, « je » est devenu une bête qui tourne en rond encagée dans ma conscience, ça ne soulage de rien, écrire ne me procure aucune satisfaction. Écrire c’est être profondément concentré sur sa distraction. 

L’écriture avance sans se retourner, comme le temps. Elle ne revient même plus sur les fautes d’orthographe, elles aussi appartiennent à son mouvement. Quand le doigt sur le clavier me trompe, c’est bien qu’il se passe quelque chose d’imprévu, une trahison, une transgression, et l’écriture se défend, tout comme le rêve qui me réveille au bon moment, juste avant que tout ne bascule. Si j’étais allé jusqu’au bout de son effroi, je ne serais peut-être plus le même aujourd’hui, j’aurais probablement trouvé un sens, une logique à ma douleur. Le rêve resté inachevé, suis-je condamné à m’embrouiller dans ce puzzle de bribes en désordre ? La nuit me reste sur l’estomac, comme le départ de l’écriture.


Textes : Milène Tournier & Anh Mat


Commentaires