#357



Depuis quelques jours, l'angoisse déferle sur ta solitude, se rue sur ta pensée tel un fauve affamé à qui l'on jette un bout de chair. Tu ne cesses de t'enfoncer dans les affres d'une âme de futur père. L'écriture cherche à remonter à la surface pour une bouffée d'air... En vain. La moindre amorce de phrase est aussitôt interrompue par les aboiements enragés d'une meute de questions. Des questions qui à peine posées réclament leurs réponses. Même quand elles n'en ont pas. Et ne compte plus sur la procrastination : dans moins de sept mois, le temps perdu sera aussi celui de ton enfant.

Tu n'as dormi qu'une poignée d'heures la nuit dernière. Réveillé à l'aube, tu as attendu impatiemment l'heure de travailler. C'est bien la première fois que le travail te sauve. Pendant 2 heures 30, tu n'as pensé à rien d'autre qu'au cours que tu donnais : les verbes "avoir", "aller", "aimer", les adjectifs possessifs singuliers, insister sur le masculin, le féminin... Puis la cloche sonne, il est 11 heures, temps d'aller manger. Sur le chemin, tu retrouves l'angoisse là où tu l'avais abandonnée ce matin. Tu cherches un lieu bruyant, choisis un fast food, juste pour son horrible musique de fond bien trop forte, dans l'espoir que ça couvrira ce qui ne cesse de tourner dans ta tête. Premiers spasmes, douleurs au coeur, vertiges... au bord de l'épuisement. Besoin de sucre.. Tu t'assois. La première gorgée de coca est inutile. Tu es tremblant. Et honteux d'être aussi vulnérable. Tu t'apprêtes à être en première ligne de la vie. Pas seulement de la tienne. Il est grand temps de te redresser. Reprends confiance, ferme les yeux, respire, concentre-toi sur le bonheur de voir une vie venir.

Justement, en voilà une : l'enfant du couple en train de manger silencieusement juste en face de toi. Quel âge-a-t-il ? À peine deux ans. Peut-être moins. Enfin je crois. C'est fou tout de même que tu ne saches même pas reconnaitre l'âge d'un enfant alors que ta femme est enceinte de plus de 2 mois ! Es-tu sûr que tu es prêt ? A-t-il existé, un jour, un homme prêt à devenir père ? Celui-là a la bougeotte, la bave aux joues, des cris stridents plein la bouche. Il observe de ses grands yeux ouverts en souriant ta triste mine ingurgiter une bouchée de western-bacon sec et dégueulasse. L'enfant ne te prête subitement plus aucune attention, préférant jouer avec son père qui lui parle tout bas. Tu les observes, fermes les yeux, forces un sourire, cherches positivement à te projeter... 


Impossible. 

Être père, tu ne sais toujours pas ce que c'est. Tu n'en as pas la moindre idée. La maman te surprend en train de les regarder. Tu baisses les yeux sur tes frites. Ouvres l'ipad. Fais le type occupé. Elle te jette encore quelques regards furtifs. Tu ignores tout de ce qu'elle pense de toi à cet instant même. Tu te dis qu'il est impossible qu'elle puisse t'imaginer comme un futur père. Ton visage est si juvénile. Faut-il avoir un visage de père pour se sentir père ? Ou bien est-ce dans le regard de ton enfant que tu te reconnaîtras comme tel ? L'enfant arrivera-t-il à te persuader ? Démasquera-t-il le visage de l'homme faible qui se cache derrière celui de son papa ? Pas tout de suite, mais un jour, oui, ton masque tombera. Autant rester dès maintenant à visage découvert. À quoi bon continuer à mentir ? Épargne-le. Par pitié.

Puis la famille se lève, le père se retourne, pose tendrement son enfant dans la poussette. Lui aussi surprend ton regard. Tu ne cherches plus à te cacher. Tu lui souris. Et à ta plus grande surprise, ce grand type d'une cinquantaine d'années à l'air anglais, te sourit à son tour, presque fraternellement.





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