#658

 

12 décembre 


J’ai mal aux doigts. Aux phalanges surtout. Comme si elles étaient constamment engourdies, ou pire, foulées… peut-on se fouler les phalanges ? Elles sont déjà tordues. Je tape à peine. Certains doigts me font si mal que chaque phrase doit être interrompue avant d’avoir trouvé sa fin.

Il ne reste que la voix. La reconnaissance vocale. Sur place. Une salve, puis le silence. Puis la relecture à voix haute, qui appelle presque toujours la réécriture. J’écris désormais par à-coups : jet de voix, retrait, reprise.

Parfois, c’est impossible. Le bruit de la ville recouvre la voix. À l’arrière de la moto, dans le mouvement même de la ville, tant de choses viennent frapper à la porte, réclament d’être formulées, mais le temps manque. Rien ne se fixe. C’est pour cela que je filme les trajets, toujours. Des images insignifiantes en apparence, en réalité des notes d’écriture. Saisir les moments où j’aurais pu écrire. Espérer qu’au retour, en regardant les rushs, quelque chose remonte, que ce qui a traversé la tête s’accroche à l’image. Mais le plus souvent, non. Le moment s’est enfui. Il ne reste que des images de trajets inutiles.

La ville est pleine de traces de mes passages. Pleine de fragments de moi dispersés partout. Et aujourd’hui, alors que je ne traverse presque plus jamais la ville, que je reste vissé dans mon quartier depuis des années — cinq, six, peut-être plus — tout remonte d’un coup. Je me souviens de celui que j’étais, celui qui traversait la ville sans cesse. Je ne le reconnais pas. Ou peut-être que je le reconnais trop bien. Je ne sais pas.

Je reconnais des lieux où je ne suis allé qu’une fois. Il suffit d’une fois.

Une pièce de théâtre en vietnamien. Le mari d’une amie jouait le rôle principal. Une personnalité, ici, je l’avais revu à la télé ensuite. Je trouvais le spectacle grotesque sans rien comprendre à ce qui se jouait. Peut-être étais-je trop stupide pour comprendre. Peut-être était-ce réellement grotesque. Je ne sais plus. Je me souviens seulement de l’acteur sur ces marches, les mêmes où j’attends aujourd’hui que le feu passe au vert. Il se faisait interviewer. Sa fille collée à lui, exhibée. J’avais ressenti un malaise dans la manière dont il la tenait, dont il la présentait pour faire joli.

Il y avait ce chantier immense, un trou béant dans la ville. Des grues qui tournaient sans cesse. Le bruit métallique qui cognait, cognait, tous les jours. J’y passais pendant des années. Je regardais le vide se remplir lentement, disparaître. Aujourd’hui, c’est un hôtel. Haut. Vitré. Froid au toucher sans doute. Le vide est devenu du plein — un plein tout aussi vide.

Je suis monté dans cet hôtel plusieurs fois. J’y ai baisé. Je ne sais plus avec qui. Deux fois, trois fois peut-être. Les visages se sont dissous. Les corps aussi. Reste peut-être une odeur : sueur, draps blancs ou beiges. Des nuits sans contours, qui se mélangent, sans forme distincte.

Il y avait aussi cet immeuble d’une entreprise allemande où j’ai travaillé quelques mois, ou plus longtemps, je ne sais plus. Le temps là-bas se dilatait étrangement. Je donnais des cours de français à des cadres en costume. Ils parlaient anglais entre eux, voulaient apprendre le français pour leurs carrières, leurs CV. Tout était trop propre. Les murs blancs faisaient mal aux yeux. Les néons bourdonnaient, dans la pièce et dans ma tête. Odeur de plastique, de moquette neuve. Chaque matin, en entrant dans cette tour de verre, quelque chose en moi se ratatinait. Je n’étais pas à ma place. Je ne sais toujours pas où est ma place d’ailleurs, si ce n’est entre ces lignes.

Il y a le restaurant de Lẩu Cá Kèo. Les petits poissons argentés, encore vivants, jetés dans l’eau bouillante. Le couvercle en métal qu’il faut tenir serré. Les poissons tapent, tapent, tentent de sortir. Le bruit sourd contre le métal. On imagine les cris qu'ils ne possèdent pas. Toc. Toc. Toc. Toc. Toc. De plus en plus faible. J’étais fasciné par ce bruit, par cette lutte brève. J’y ai mangé avec mon frère et mon père. Isabelle n’existait pas encore. Aujourd’hui, c’est son plat préféré.

Il y a cette pagode que je croise chaque fois que je vais à l’aéroport. Je la filme toujours. Même angle. Même lumière grise. Les images sont toujours ratées. Floues. Mortes. Je ne sais pas pourquoi je continue. Comme si un jour l’image allait enfin saisir quelque chose.

Aujourd’hui, j’ai reconnu un visage. Un homme photographié il y a sept ou huit ans. J’ai encore la photo. Il dépanne les motos au feu rouge. Fuites, pneus à plat. Souvent, il dort, bercé par le bruit blanc de la circulation. Je me souviens qu’Isabelle, toute petite, s’endormait toujours sur la moto. En repassant dans cette rue, je l’ai reconnu. Il ne dormait pas. Il souriait au garde de sécurité à côté. J’ai ressenti une joie étrange. Reconnaître un inconnu. Et le voir sourire. Mais je ne pouvais ni enregistrer ni écrire. Mes doigts m’en empêchaient. Alors j’ai savouré ce moment avec déjà un regret : la peur qu’il m’échappe, qu’il ne reste rien.

C’est étrange, reconnaître un inconnu. Comme reconnaître un lieu. Une familiarité surgit avec ce qui pourrait être insignifiant. Peut-être que c’est cela, écrire : se constituer une famille d’inconnus, qui ne nous connaissent pas, mais qui, une fois croisés, nous donnent le sentiment fragile d’être chez soi.

Sur la selle, en regardant le ciel, alors que je n’ai pas osé filmer une famille entière sur une moto, j’ai pensé à mon père. J’entendais sa voix. Ses réactions. Son rire. Comme s’il était là. Les paroles mêlaient souvenirs réels et conversations inventées, des futurs déjà passés. Lui qui a dit qu’il ne reviendrait jamais. Il l’a répété encore récemment. Né ici, il ne voit plus Saigon que comme un palimpseste, une ville recouvrant celle qu’il a connue. Plus je sens sa présence pendant le trajet, plus j’ai l’impression d’avancer vers moi-même. Le fantôme de mon père me pousse en avant.

Alors, même si les chances sont quasi nulles, autant aller à l’aéroport. Se poster aux arrivées. Scruter les visages. Attendre près du tapis à bagages. Observer les valises qui tournent. Les corps fatigués. Voilà, ça, ce sont des Français. Je les reconnais. Peut-être est-il là. Isabelle n’y croit pas vraiment. Quand je lui ai demandé quelles étaient les chances, j’ai dit zéro. Elle a réfléchi. Elle a dit vingt-cinq pour cent. Alors autant y aller. Une heure de moto à travers la ville. Au pire, j’aurai traversé la ville. On ne traverse jamais une ville pour rien. Même pour un fantôme.

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