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Chère Lointaine, 

Nos voix écrites se sont rencontrées ici, au commencement des Cosaques des frontières. À l’origine, nous étions quatre : Jan Doets, l’initiateur, Brigitte Célérier, vous et moi. C’était l’époque où les blogs étaient encore lus, où Twitter était un lieu de découvertes et d’échanges dans la dimension de l’écriture. Jan m’avait écrit un courrier très touchant, me demandant d’écrire pour la revue. Il avait une idée claire de ce qu’il désirait et quelques voix s’étaient imposées à lui. Si seul avec ma pratique, j’avais été si surpris et reconnaissant de son intérêt pour mes écrits. J’ai su par la suite que vous en étiez aussi.

Je ne sais si les lecteurs du site s’en rendaient compte, mais Jan a mis toute son énergie dans cette revue, et par la suite, dans les éditions QazaQ associées. Qui, dans ce qu’on appelle le « web littéraire », est encore prêt à s’investir autant pour des écrits ignorés, simplement parce qu’ils sont nés d’une expérience en ligne ? Qui, au contraire, les trouverait dignes d’intérêt, porteurs d’exigences, de beautés ? Qui traverserait l’Europe pour rencontrer leurs auteur.e.s, leur serrer la main, les remercier ? Qui, aujourd’hui, accorde encore cette attention, cette fidélité, cette amitié sincère à des textes ? (Je n’ai que deux autres noms qui me viennent…) Pendant ce temps, nous continuons de courir après l’attention de quelques-uns, dans l’espoir qu’ils daignent un jour se pencher sur ce qui, pour nous, est central : notre expérience d’écriture.

Jan, lui, est venu vers nous. Il a cru en nous. Et même passé les 80 ans, il s’est battu pour nous offrir de la visibilité, un espace où nos voix puissent exister. Et aujourd’hui encore, plus de 12 ans après, quelques jours après ta mort, nous échangeons avec le vieux Cosaque, si meurtris par ton absence… Je ne peux parler de notre relation sans l’évoquer. Sans lui, nos tunnels ne se seraient jamais croisés. Et comme je sais que vous me lisez, Jan, j’en profite ici pour vous remercier fraternellement. Anna et vous avez été parmi les rencontres les plus décisives de ma vie.

Nous nous sommes donc rencontrés sur le web, d’abord en tant que lecteurs. Je me rappelle l’engouement que j’avais à découvrir chaque matin ce que les autres avaient écrit la veille. J’étais souvent le premier lecteur des blogs que je suivais, le soleil de Saigon se levant dans la nuit en France, en Suisse vous concernant. Cette avance sur le temps me mettait dans la position d’un explorateur, découvrant un vestige encore inconnu. Oui, j’avais vraiment le sentiment d’être le premier à recevoir vos mots sous l’aube. Ils prolongeaient naturellement le souffle de mes nuits échouées. Étrange, d’ailleurs, cette résonance entre les noms de nos espaces en ligne, comme si vos mots sous l’aube se levaient sur l’échec de mes nuits.

Ainsi, notre rencontre fut d’abord une rencontre d’écriture, sans échange direct. Un cœur sur un tweet de temps à autre, un partage, témoignant de notre présence. Pas besoin d’aller plus loin, pas besoin d’expliquer pourquoi un poème nous parle ; ce qu’il dit de l’incommunicable est suffisant.

Pourtant, avec le temps, peut-être une intuition, le besoin d’aller vers l’autre plus directement s’est fait sentir. Mais comment, lorsque la timidité, la méfiance et surtout l’impossibilité de communiquer empêchent toute tentative ? C’est là que tu m’as écrit, d’abord des commentaires sur le blog, dans ta langue si belle et singulière, de plus en plus fréquents, puis un email. Rien de personnel encore, un simple message dont j’ai oublié les mots, mais qui, sans que tu le saches, ouvrait un autre espace. Un lieu où l’on pouvait commencer à s’écrire — s’écrire l’un à l’autre, mais aussi s’écrire au sens de s’inventer, se découvrir à travers l’écriture. Jusque-là, tout écrit était jeté à la mer des adresses, sans espoir mais avec la certitude que quelqu’un pouvait tomber dessus. En ouvrant le lieu de la correspondance, tu m’as ouvert, à ton insu, une autre dimension : celle de pouvoir écrire à quelqu’un sans avoir à passer par la parole. Non, nous échangerions des silences écrits, voilà le pacte tacite qui nous réunirait.

Je suis resté sur mes gardes longtemps, non par manque de confiance envers toi, mais envers moi-même. La peur de te mentir, de chercher à te toucher par des mots maquillés, au lieu de puiser dans l’intimité qui pourrait mener à notre universalité. Il m’a aussi été difficile de me débarrasser d’un sentiment tenace (qui demeure encore aujourd’hui), celui de ne pas être légitime à correspondre avec toi.

Nous nous sommes toujours vouvoyés. Tant de gens tutoient tout de suite, prétextant la fraternité, comme si elle allait de soi. On m’impose souvent ce « tu », parce que je fais très jeune, parce que ceux qui s’adressent à moi sont plus âgés, ou parce qu’on est à peu près du même âge, de la même nationalité. Pourtant, je n’ai jamais été à l’aise avec le tutoiement. Il me semble qu’il abolit une distance nécessaire, celle qui permet justement, avec le temps, de faire rapport.

En t’écrivant, je me souviens très clairement maintenant… Enfant, j’avais déjà un différent avec le tutoiement. Ma maîtresse de CP, une femme très âgée, vouvoyait ses élèves. Ça a changé après, bien sûr, mais je crois que ça m’a marqué. C’était la première fois qu’on me vouvoyait, et ce vouvoiement me plaçait ailleurs, dans une autre position que celle où l’on m’avait toujours mis. Une place plus trouble, plus silencieuse aussi. Moins assignée par mon prénom, ma famille. Une place plus neutre, à construire. Je devenait un autre.

Mon père aussi vouvoyait sa compagne, et c’était tout naturellement que je l’ai vouvoyée à mon tour. Bien sûr, on se moquait de nous. Les copains trouvaient ça snob, de vouvoyer quelqu’un qui aurait pu être ma mère. Mais justement, elle ne l’était pas. Ce vouvoiement la tenait à distance, et cette distance nous permettait d’inventer notre propre manière d’être en lien. Personne ne me l’a imposé. C’était là, simplement, évident. Et d’ailleurs, je crois que si elle m’a donné le goût des rédactions, de la langue, de la structure d’une phrase, c’est peut-être parce que, quelques années plus tôt, j’avais déjà ressenti, en CP, cette même sensation de neutralité, d’espace vierge, propice à l’émergence d’une voix. Et ce n’est sans doute pas un hasard si, cette année-là, on m’apprenait aussi à lire et à écrire. Le vouvoiement s’est inscrit, pour moi, dans le même mouvement que l’apprentissage du langage. Comme une forme d’adresse plus vaste, plus ouverte, qui me liait déjà à la lecture, à l’écriture.

Ainsi, lorsque, dans ce premier courrier, tu t’es adressée à moi en me vouvoyant, je me suis senti en terrain familier. Au fil des ans, j’ai pu, librement, te vouvoyer à mon tour, pour mieux écrire mes murmures. Car on ne peut que murmurer à l’oreille ce qui retourne et boue à l’intérieur — ce qu’on ne partagerait avec personne d’autre que… l’écriture. Oui, c’est cela : tu as été l’écriture. Je t’ai écrit comme on s’adresse à l’écriture. Et c’est peut-être pour cela que notre correspondance a duré si longtemps. Même lorsque nous parlions d’intime, c’était encore de l’écriture. Même quand nos lettres racontaient la vie de Mathias et de Colette, c’était toujours Anh et Anna qui écrivaient. Rien n’était jamais hors de ce geste. L’écriture ne servait pas à dire la vie : elle était la vie, dans ce qu’elle avait de plus vrai, de plus secret. « Peut-être est-ce un double de moi qui écrit. Oui, c’est ça, un être qui développe une voix parfois et m’emprunte pour lui donner corps et doigts… »

Il y a quelques semaines, tu as fini par me tutoyer. Et ce tutoiement s’est imposé naturellement pour clore notre correspondance. C’est comme ça que j’ai su que tu allais mourir cette fois-ci. Il te restait encore quelques livres en toi, j’espérais que tu tiennes encore un peu. Mais ce soudain tutoiement m’indiquait que cette fois, tu allais bien partir. Avant que mes proches meurent, j’ai toujours des pressentiments, des signes me préparant à leurs départs. Nous avions déjà parlé de ta mort, du « crabe » qui te rongeait. Il y a quelques années, tu pensais déjà que c’était fini. Puis il y eut un regain de vie qui t’a permis de continuer.

Cette lecture à voix haute que tu m’as confiée dans ton dernier courrier est plus que précieuse. La voix, sa tessiture, son rythme, son effort à aller au plus loin du poème, me pousse à rester digne et me donne une responsabilité : celle de t’écrire pour continuer à écrire. On a tant échangé autour de la difficulté à continuer, d’avoir perdu l’écriture comme on perd ses clés — on sait qu’elle est là, dans la pièce, mais on ne la retrouve pas. Ou bien parce que si peu lue : à quoi bon écrire dans l’indifférence générale ? À quoi bon chercher à écrire des livres qui ne seront jamais publiés ? Nous avons souvent échangé autour de la publication, de la reconnaissance. Et même toi qui as publié romans, théâtre, poèmes, dans différentes maisons d’éditions, ce manque de reconnaissance te faisait souffrir. Mais vers la fin, tu m’avais dit : « nous ne sommes peut-être pas des auteurs destinés au livre mais à l’écrit. »

Par cette dernière lecture à voix haute, tu m’apprends finalement qu’il n’y a pas de raison de ne pas écrire. L’écriture nous précède, elle nous préexistait et nous survivra. Elle est en nous jusqu’à notre dernier souffle. Même sans livre, sans raison, sans espoir, nous demeurons traversés par ce qui nous pousse à mettre en mots l’incommunicable. Et jusqu’au dernier souffle, nous servons l’écriture.

Tu m’avais demandé de transmettre, à nos ami·e·s d’écriture, « le bonheur de les avoir connus et lus, qu’ils ont été les meilleurs de ta vie ». Alors j’ai décidé de vidéo-écrire avec ta voix pour les remercier. Et si j’y ai ajouté celle de ma fille que tu aimais tant, c’est parce qu’elle parle de toi, sentant que son père est un peu perdu. Cette vidéo, je l’ai montée à partir de ta dernière lecture à voix haute — celle que tu m’as confiée peu avant de partir. Et j’y ai mêlé la voix d’Isabelle, comme un fil de vie. Et tu verras — si là où tu es, tu peux voir ce film jusqu’au bout — qu’elle y exauce l’un de tes souhaits, formulé dans un récent courrier. Sans le savoir, elle fait directement écho à des mots que tu m’avais écrits, il y a quelques mois :

 
« Cher Lointain,

La nuit est le suaire que j’attends. Être enrobée de ce noir qui ouvre l’infini. L’avez-vous remarqué ? comme l’obscurité unit tout, crée des ensembles et traverse l’univers.  Ce serait un suaire étoilé , parce que je veux qu’on me traverse moi, qu’on entre dans mon corps comme dans un univers aussi. personne ne fera en sorte que ce désir devienne, seuls mes mots y croient et cela suffit à m’apaiser. 

Enfant j’étais amoureuse de l’orée. Pour moi, cette lisière était le début de tous les espoirs. J’imaginais un homme venir à l’orée de sa plaine à lui. je ne savais pas que j’appellerais cela mes mots sous l’aube.  Il y avait un puits. Et une margelle, c’était les lieux de ses messages et des miens.  Nous étions des gens qui ne se connaissions que de dos.  Je crois que c’est une idée qui m’a poursuivie tout au long de la vie. Et que ce fut la base de ma nostalgie, de ma mélancolie. J’ai toujours su qu’il y avait l’impossible en moi. 

On ne vit pas de la même manière de le savoir. Et si je devais expliquer pourquoi j’écris, je raconterais ça. »

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