#616

  


  L’écriture m’est familière. Aucun visage ne me revient pourtant. Il m’est difficile de déchiffrer les noms et les adresses manuscrites. Chaque contact semble avoir été noté rapidement, au coin d’une table, au crayon ou au stylo. C’est un carnet rempli au jour le jour, à mesure des rencontres. La plupart des pages sont vides, l’une d’entre elles contient un dessin d’enfant représentant un immeuble ouvert, où l’on voit ses habitants faire leur vie… il y a également, sur d’autres pages, écrits de travers, des numéros de téléphones fixes anonymes. Sur deux pages seulement, une liste illisible de noms de famille, d’adresses sans ville. Je n’ai réussi qu’à déchiffrer trois noms avec certitude, trois noms de rue. Je m’apprête à m’y engouffrer à l’aveugle, la main devant moi, je suis au 3 rue du Taur, là où Saint-Saturnin fut trainé à mort. Le portail en bois est très lourd. Sentiment désagréable d’être mis en demeure de rentrer. Je prends de l’élan, rentre dedans l’épaule en avant tel un taureau traînant derrière lui un martyre. À peine le temps de passer qu’il se referme violemment derrière moi dans un bruit sourd. J’ai froid. Ça ressemble à une grotte au beau milieu de la ville. Peut-être une salle d’attente. Lieu sombre et sans secours où mon nom semble condamné aux oubliettes. Sûr qu’ici personne ne m’entendra. Derrière l’église sonne le glas. Ça sent la pierre. Jusqu’à l’asphyxie. À chaque pas les craquements du vieux plancher. Volets clos, j’oublie qu’il existe un monde dehors, un monde dont ce lieu clos semble exclu. Il me faudrait une torche en flammes pour explorer. L’ écran à la main, je découvre une dizaine de statues alignées sur la cheminée comme une armée de regards prêts à m’envahir, deux masques accrochés aux murs; eux aussi me suivent du regard, d’un regard noir comme un couloir dans la nuit. L’un grimace d’ironie, l’autre de tristesse. Plus loin la photo d’un homme barbu à deux âges différents me fait face, l’air aussi austère que pénétrant. Dessous un vieux divan défoncé. On peut encore apercevoir la silhouette, les postures de ceux qui un jour, une nuit, s’y sont allongés pour ne rien dire, pleurer, faire la sieste et rêver. Le sol est recouvert d’un grand drap sale comme une nappe de fin de repas. J’y devine des taches d’essence de térébenthine, d’huile d’oeillette, de couleurs sèches, probables restes d’un chaos de peintre perdu dans ses toiles. Certaines sont déchirées. Toutes sont le portrait d’une seule et même personne. Ici quelqu’un s’est lavé les mains d’un soupçon. Le lavabo s’en souvient encore. Une tache de pourpre imprègne la vasque blanche… Sur la page de droite, face à la rue du Taur, un nom commençant par la lettre F et l’adresse suivante : 51 rue Matabiau, rue où — comme son nom l’indique — on tua le taureau auquel Saint Saturnin était attaché. Dans ma tête le tableau du supplice, le portrait du martyre, les images sanglantes défilent. Mieux vaut garder les yeux ouverts pour ne plus voir de telles atrocités. Mon regard cherche du réconfort dans la lumière d’une veilleuse, mais les ombres qu’elle crée sur le mur sont plus effrayantes encore; je cherche en moi un cri… de ma bouche ne sort qu’un chuchotement inaudible, ai-je perdu la voix ? si seulement je pouvais appeler ma libératrice, si seulement elle pouvait s’asseoir à mes côtés, le temps que je m’apaise… un baiser, un seul et je pourrais dormir en paix. Mais sans elle, je suis ce soir condamné à la nuit blanche, malgré la fatigue, les yeux qui peu à peu s’alourdissent, je me force à rester éveillé pour éviter le cauchemar, toujours le même : au fond du couloir, à gauche, là où on sèche le linge, deux vieilles mains m’attendent au fond du couloir. Surtout ne pas tomber de sommeil ici, continuer à écrire, vite, fermer ce lieu le plus vite possible et passer au nom suivant, écrit en bleu. Il fut difficile à déchiffrer tant le P majuscule ressemblait étrangement à un O. La rue se nomme Saint Pantaléon. Aucun numéro indiqué. Mais certitude que c’est chez un docteur (l’abréviation Dr l’indiquait). Chez lui, tous les murs sont noirs vernis, les plafonds sont très hauts, à 5 mètres, ce qui donne à l’ensemble un sentiment d’être dans un long couloir. Il n’y a aucune porte, certaines pièces sont séparés d’un simple rideau. Pas de télé ni de stéréo, juste un aquarium, dedans des pierres de l’Etna, un gourami nain, un poisson chat et deux combattants du Siam qui nagent, synchrones et gracieux. Il n’y a pas de lits, seulement des matelas par terre, recouverts de plaids, de couvertures, de tissus dépareillés probablement issus de voyages lointains. Les fenêtres sont immenses, parallélépipèdes élevés jusqu’au plafond où les reflets mouvants des vitres écrasent mon petit corps d’enfant. Je soupçonne qu’il se passe ici des choses qu’on me dissimule, j’imagine ces choses jamais vues qui ont lieu en mon absence. J’imagine des choses dont je suis à la fois curieux et craintif. Tout est vague, tout y pèse comme un secret. La cuisine est la pièce le plus lumineuse. Il y a un chevalet à côté du lavabo, et une palette dont les couleurs sont encore fraîches. Il me semble apercevoir un tableau en attente, le tableau de la vue à la fenêtre, un carré de ciel gris, les toits de tuile, un bout de la façade voisine et le parking, juste en bas. Il y a beaucoup de passage, beaucoup d’hommes poilus et de femmes parfumées, jamais d’enfants. Il y a beaucoup de livres par terre, ils longent tout l’appartement. Dans la cheminée, des statuettes en bois, des pipes sur le rebord, un cendrier mais ça ne sent pas le tabac. Ce lieu ne sent d’ailleurs rien, tout parfum s’y estompe, même quand on y cuisine, c’est un lieu d’où disparaît toute trace de vie, un lieu qui sent le froid… Au mur des photos de personnes que je ne connais pas, des villes inconnues, où l’on se costume, où l’on se masque aussi, des villes grises aux eaux vertes, où il semble faire frais, et des villes pourpres, aux eaux marrons, avec des visages qui me ressemblent, des villes où mon visage passerait probablement inaperçu. J’ignore le nom de ces destinations mais je n’ose pas demander, je n’ose parler à personne, de peur qu’on se moque. Dès que j’ouvre la bouche, je parle faux. Alors j’ouvre un livre, j’y trouverai peut-être des réponses. Je suis ici encerclé de livres, comme pris au piège. Autant en prendre un, au hasard. Ce n’est pas un livre. Mais un carnet. Je demande l’autorisation d’y dessiner. Je trace un long rectangle en hauteur, divise le rectangle en quatre pour faire les étages, puis dessine les pièces où habiteront mes personnages…


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