#249


J'attends dans le silence une voix. Mais elle est déjà loin. Ça fait des mois qu'elle ne vient plus me rencontrer. Il n'y a pas si longtemps, elle recouvrait les voix alentours, peu importe où je me trouvais. Même en plein milieu de la foule, j'étais seul avec elle. Plus personne autour de moi n'existait. À présent je ne peux me résoudre à poser le moindre mot. J'ai besoin d'affronter une voix pour écrire. Mais je n'entends plus rien. La guerre en moi est terminée. Le champ de bataille est calme, froid. La paix qui règne est terrifiante. Ne reste que la fumée d'une lutte, celle de toutes ces nuits affrontées. Le jour se lève. Je cherche le cadavre de la voix morte. Elle n'a laissé derrière elle aucun corps, aucune phrase, pas une trace. Le livre est clos. La page est tournée.


Le bruit du monde refait surface. Il me harcèle, m'asphyxie. Pas une seconde où mettre ma pensée à l'abri. Ça parle dans toutes les langues et dans tous les sens, en groupe, face à face, au téléphone, ça hurle, commande des cafés, des verres de blanc, des jus, des parts de tartes... en fond l'enfer d'une "musique" qui n'est que pur mépris du silence. Derrière les fenêtres, l'incessant grondement des moteurs, les conversations des klaxons. Au mur des photos de Saigon d'il y a un demi siècle. Tout y semble si calme, le calme d'un pays en guerre...


Je ne me résigne pas pour autant. Je fixe l'écran de ma page blanche, cherche une faille où quelques phrases pourraient s'échapper. J'ouvre les yeux. Je ne les avais pas ouverts depuis si longtemps. Le réveil est brutal. La lumière aveuglante. Ici le sang n'est plus de l'encre, la mort n'est plus un mot. Les voix abattues laissent derrière elle leurs corps, leurs noms... Derrière mon écran, je suis et je ne suis pas, descends et ne descends pas dans la rue marcher avec mes semblables, autant d'autres Je en qui je me reconnais, malgré tout ce qui nous sépare, fraternité d'un instant, l'instant d'une minute de silence... toujours trop brève.



Puis les paroles se relâchent à nouveau, aussi dignes qu'obscènes, elles se disputent sur les cadavres encore chauds le sacré, la raison, la morale, la vérité... Le monde tourne sur lui-même. Le désastre continue de faire la une. Ou pas. Je m'indigne un jour. Ne m'indigne plus un autre. Impuissant, seul devant mon écran. L'élan fraternel ne peut s'arrêter aux frontières de ma rue, de ma ville, de ma patrie... et même de mes idées. Je suis ET ne suis pas ce Je. Je ne peux pas extraire ma seule singularité du relent nauséabond des bas-fonds humains car je ne peux la soustraire de l'unanimité de cette espèce humaine dont je fais partie. J'oublie que mes mots sont à la fois mon sang et mon encre. Je suis leur victime et leur ennemi. Je suis le frère d'un héros, d'un monstre aussi... 


Comment me pardonner d'être un homme...



Commentaires

annajouy a dit…
la fin d'un livre ( ou son début sans nous) impose un silence qui nous effare. peur d'être asséché définitif
Zéo Zigzags a dit…
il y a a grande guerre du pays et la guerre des monstres en nous il y a la guerre des sens et du sens, la guerre que l'on se livre à soi-même, en soi, la guerre du vide contre ses trop qui nous enfouissent la guerre contre la perte de l'amour qui nous aura par la peau de nos revers - trouvera-t-on ailleurs que dans l'oubli ponctuel ou chronique la paix

Merci pour ton texte beau et profond, Anh.

Merci aussi à Annajouy pour son commentaire qui parle avec ton texte, avec toi.
Lucien Suel a dit…
Lumières dans la nuit...