#150
L'heure
est aux aveux. Le visage blême, j'avance, certain de ne
pas sortir indemne de cet orage s'apprêtant à éclater...
—
Monsieur M., je vous en supplie ! Vous n'avez là aucune preuve
crédible pour m'accuser ainsi ! Reprenez vos esprits ! La colère
vous égare ! Je ne suis pas le coupable ! Non, ce n'est pas moi qui
ai pressé la détente, vous entendez ? Ce n'est pas moi ! Vos
soupçons sont injustes et font peser sur ma conscience un remord que
je ne mérite pas de porter. Je ne saurai d'ailleurs supporter un tel
poids plus longtemps ! Votre mémoire vous fait défaut ! Vous vous
trompez à mon sujet ! Souvenez-vous donc ! Vous avez été victime
de la pulsion de mort d'une foule humaine en délire qui est même
allée jusqu'à vous torturer sous une pluie de crachats et de
quolibets avant que l'un d'entre eux vous colle froidement une balle
entre les deux yeux au beau milieu de la place publique d'un village
dont j'ignore le nom. J'en ai moi-même été le témoin. Oui, je
suis tombé bien malgré moi sur le lieu de votre supplice alors que
je tentais de retrouver mon chemin. Veuillez me croire ! Ma présence
en ce lieu n'était que pure coïncidence ! Je veux bien reconnaître
devant vous, non sans honte, ne pas avoir eu le courage d'aller à
votre secours. Mais sachez que quelque soit les mots que j'aurais
crié pour tenter d'apaiser leurs esprits, la démence de leur rage
commune à votre égard semblait à cet instant irréversible. Que
leur aviez-vous fait pour qu'ils en arrivent à vous haïr à ce
point ? Quelle parole dangereuse portiez-vous pour qu'ils désirent
ainsi vous faire taire à jamais ? Vous êtes le seul à pouvoir
répondre mais sachez qu'à mes yeux, rien ne peut justifier de
telles atrocités. Alors certes, la peur m'a comme toujours
paralysé et tout prétexte était bon pour ne pas vous venir en aide
mais ma lâcheté, aussi basse soit elle, ne peut être seule
responsable de votre assassinat. Croyez-moi monsieur M., ce n'était
pas moi, c'était la foule.
Long
silence de monsieur M. avant qu'il ne me réponde comme jamais
auparavant, un léger sourire aux lèvres, comme si la vérité était
de son côté et qu'il s'apprêtait, avec une délectation certaine,
à me l'injecter dans le sang :
—
Personne n'aurait dû faire de vous un homme. Au fond, on ne pouvait
pas faire pire vous concernant. J'ai la nausée à vous écouter vous
débattre avec votre conscience. Comment osez-vous encore nier votre responsabilité en
pleurnichant ainsi, comme si vos larmes et votre ton aussi indigne que
ridicule étaient là un gage de votre sincérité. Vous voulez donc
des preuves ? Tenez ! Lisez ce qu'il y a écrit sur cette feuille de papier. En effet, chaque ligne confirme les faits que vous venez de
m'énoncer mais vous passez malicieusement sous silence ce qui vous compromet...
— …
?
— Ne
reconnaissez-vous donc pas votre écriture ?
— …
—
Regardez, vous avez même signé de votre nom. Pire encore, vous
vous êtes donné le droit, avec une indécence dont je ne vous
croyais pas capable (et ce malgré le peu d'estime que je vous porte)
de publier le soir même le récit de mon exécution, comme si elle
n'avait pas été assez humiliante, comme s'il vous fallait en plus
en rendre compte dans les moindres détails pour distraire l'ennui de
la dizaine de lecteurs qui vous sont fidèles. Voilà, sous couvert
de l'alibi d'écrire, vous avez consciemment fait de ma mort un
spectacle des plus obscènes.
— ...
—
Cette foule c'était vous. Vous êtes l'auteur de ma mort. Et cette
place publique n'était rien d'autre que l'espace obscur dans lequel
vous avez publié mon exécution, cet espace que vous nommez les
nuits échouées et qui n'est rien d'autre que mon personnage à
la merci de votre minable et morbide mise en scène. Vos mots sont
gratuits, et quand vous croyez en tirer une ridicule petite fierté,
sachez que je suis encore là, tapi dans l'ombre de votre conscience,
comme le soupçon d'un cancer des mots que vous tentez vainement de
vous cacher malgré la douleur qui vous hante un peu plus chaque
jour, chaque nuit. Aujourd'hui, vous ne pouvez plus vous défiler
devant l'évidence de ma présence dans votre vie. Vous êtes cette
fois allé trop loin. Vos jérémiades ce soir ne sont qu'une énième
tentative vaine de vous disculper, de nier l'orgueil blessé à
l'origine de votre fiction.
Mais
m'abattre de la main anonyme d'une foule sauvage n'a pas suffi pour
masquer votre propre désir de vous débarrasser de moi pour de bon
et passer enfin à autre chose, peut-être un autre livre, une autre
histoire, un autre chien sous le coup de votre bâton frappant au
moindre signe d'indépendance, un autre pantin à martyriser de
votre triste nature garnie de procès, de vengeances, de
frustrations... Et bien non, je suis encore là, fin prêt à vous
faire payer ce que vous m'avez fait subir, non seulement à moi, mais
aussi à tant d'autres personnages issus de votre écriture et qui eux n'ont même
pas eu le temps de se retourner contre vous et votre lâcheté. Allez
! Levez-vous de ma chaise ! Lâchez mon crayon ! Plus vite que ça !
À votre tour d'être à la merci de votre fiction. Il est grand
temps de payer, de rendre justice aux heures tuées ces dernières
années...
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