Le train
Le train
avançait lentement, secouant sa carcasse lourde sur les longs rails
rouillés sinuant vers les montagnes. Dernière le défilement des
champs s’élevait peu à peu la peau rocheuse et vallonnée de la
terre, tirant par à-coups la dentelle mordante de ses monts et de
ses pics vers un soleil lisse et rayonnant. Épuisé, l’été
annonçait sa fin mais s’accrochait encore au bleu dense et immense
du ciel, distillant en son souffle faiblissant les dernières braises
entêtées d’une agréable chaleur.
Elle
avait choisi un des wagons à ciel ouvert afin de ne rien rater du
spectacle, espérant peut-être stimuler sa mémoire au fil de ce
paysage qu’elle avait sillonné de si nombreuses fois étant
enfant. Même si le trajet précis, la succession des petites gares,
des ponts et des tunnels s’était estompé de sa mémoire,
persistaient de brèves émotions profondément ancrées dans son
cerveau reptilien, émotions que les préoccupations quotidiennes et
les dures réalités de la vie n’avaient pu effacer. Émotions
qu’un simple et insignifiant détail parvenait parfois à raviver.
Morsure
du froid s’accentuant avec l’altitude, main chaude de son père
dans la sienne, éblouissement d’un soleil vif jouant avec la cime
des sapins.
Finalement,
assise au fond de son siège, visage tourné vers l’extérieur,
menton posé sur ses avant-bras, elle réalisait qu’elle avait peu
oublié, s’était simplement détournée, son attention attirée
ailleurs, ailleurs où de stupides préoccupations l’avait maintenu
trop loin d’ici. Le chemin qu’elle s’apprêtait à parcourir
semblait reconnaître ses pas, s’ouvrir et l’accueillir comme une
amie précieuse partie depuis trop longtemps. Les villages aux noms
familiers défilaient lentement, et dans la lente danse des gares
abandonnées et des maisons délabrées, elle reconnaissait chaque
coin, chaque lieu. Murs mangés par les ronces gorgées de fruits
sauvages, et autres plantes grimpantes, tapis mousseux s’étendant
langoureusement dans les fissures et les coins ombragés. Au loin,
les montagnes vertes et siennes fondaient leurs couleurs dans le
blanc implacable de l’astre solaire appelant, impérieux, clarté
et chaleur.
Aux gré
des arrêts, quelques personnes montaient ou descendaient, chargées
de sac à dos ou simplement badauds. Elle observait, profondément
heureuse. Confiante.
Père
lui donnait la main et elle le suivait, respectant scrupuleusement
son silence. Tenant de toute la force de ses petits doigts cette
paume qui la guidait vers le quai, elle marchait à pas pressés dans
le hall de la gare. Habituée au calme de leur modeste demeure perdue
entre champs et pâturages, elle savourait avec exaltation ces
quelques minutes d’agitation ambiante. Autour, le monde semblait
danser sur une musique entraînante et cadencée, les silhouettes se
croisaient, se frôlaient, s’emmêlaient comiquement sous le jeu
des ombres chinoises crées par la clarté du quai. Elle n’en
perdait pas une miette, s’amusant du moindre détail, s’abreuvant
de chaque nouveauté, cherchant à reconnaître les personnes qu’elle
avait pris l’habitude de croiser. Elle s’inventait des
conversations qu’elle n’entamerait jamais (puisqu’il était
interdit de parler), avec le guichetier cachant de grands yeux
globuleux derrières ses grosses lunettes. Ou la marchande ambulante
de fleurs au coin de la rue et ses belles dents blanches trop
écartées. Ou encore le vendeur de journaux à la criée.
Père
accélérait le pas, ainsi le suivait-elle avec peine, ses talons
claquant sec contre le quai, ses cheveux chatouillant avec insistance
ses narines sans qu’elle ait le temps de les caler derrière son
oreille. Elle courait encore lorsqu’il la souleva jusqu’à la
première marche du train, et elle s’empressa d’avaler les
suivantes, car le départ était imminent. Son père marchant
tranquillement derrière elle, elle cavala entre les rangées de
sièges, s’installant côté fenêtre à l’arrière de la voiture
qu’ils avaient pris l’habitude d’emprunter.
Elle
avait compris que la vie avançait par vagues, implacables,
incontournables, et que certaines vagues se fondent alors que
d’autres s’évitent inexorablement. Elle avait compris que
malgré tous ses efforts il n’était pas toujours possible d’aller
vers là où on le souhaitait. Et que parfois, sans savoir comment,
on se trouvait exactement sur le lieu que l’on croyait
inaccessible. Elle avait appris à ne pas s’entêter.
Elle
savait qu’il fallait faire confiance. Sereinement.
Alors
qu’une brise légère s’amusait de son chignon mal fait, elle
ferma les yeux, s’abandonnant au roulis mécanique de la rame, aux
faibles conversations qui se perdaient en effluves douces et
distendues jusqu’à ses oreilles réceptives. Elle ferma les yeux,
ouvrant ses autres sens au monde foisonnant qui l’entourait. Le
train franchissait un des vastes ponts enjambant les montagnes et
l’air l’enveloppa toute entière, posant sur sa peau dorée les
doigts légers d’un vide vertigineux. Elle croyait voler, entendait
en contrebas l’eau fraîche cascader joyeusement sur les courbes
polies des roches noires et des galets mousseux.
Elle
croyait voler et il lui semblait entendre les battements délicats de pas
familiers s’approchant d’elle.
Elle
fermait les yeux, plissant plus encore ses paupières alors qu’une
main se posa sur la sienne, enserrant ses doigts avec chaleur.
Elle
fermait les yeux et sans un mot, posa sa joue humide sur l’épaule
de l’homme assis à son côté.
Louise Imagine
Pour ma seconde participation aux vases communicants, je suis très heureux d'accueillir Louise Imagine (@louise_imagine sur twitter) que j'ai découvert par l'ouvrage L'instant T. Son travail (sur son site et autres) m'a beaucoup inspiré pour mon propre blog. Auparavant, jamais je n'aurai pensé utiliser la photographie pour illustrer un de mes textes, je trouvais cela vain, pensant qu'un texte n'avait pas a être illustré, que le texte devait se suffire à lui-même...Et puis en découvrant le travail de Louise, j'ai mieux compris ce que l'association des deux disciplines pouvait amener (en particulier sur le net). Je la remercie donc de m'avoir ouvert l'esprit vers d'autres chemins de création
(mon texte chez elle ici)
La liste complète des participants aux échanges est établie par Brigitte Célérier. (grand merci!)
François Bon Tiers Livre et Jérôme Denis Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants: Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
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