#450




Dans la voiture immense Mercedes noire flambant neuve, le jour meurt à petit feu sur la ville qui se dédouble dans le fleuve comme nous comme notre conversation qui recommence, sérieusement cette fois-ci. Avant on mange une soupe là, au bout d'une route pas finie, à côté des chantiers pharaoniques.

Dans quelques mois, tout ce sera different ici, chaque immeuble sera plein à craquer, les routes iront toutes quelque part mais aujourd'hui, cette île est encore à bâtir, comme notre conversation. Nous sommes sans route, sans panneaux, sans loi, sans repère, au milieu de nulle part, la parole peut se risquer au hors piste... 

Je suis malade. Rhume des climatiseurs trop frais. La fièvre m'aide à rester distant et sympathique à la fois, position idéale pour cacher mon embarras, ma colère après notre second rendez-vous. Il m'a blessé ce jour-là. Je suis senti démasqué par son attitude grossière, le choix du lieu, si bruyant. Aujourd'hui le sentiment qu'il me prend à nouveau au sérieux. C'est très important pour moi. J'ai toujours secrètement désiré qu'on me prenne au sérieux. C'est sûrement la raison pour laquelle je le fais payer. Ça me rassure d'être un prix. La dernière fois, je ne lui ai fait payer que la moitié du prix convenu. Et si j'en crois son attitude aujourd'hui, cette promotion semble lui avoir couté quelque-chose. Je le retrouve comme lors du premier rendez-vous, tout aussi vulnérable, sérieux et impatient de commencer. Sans savoir d'où partir, ni où ça ira.

Je suis sur le siège arrière, lui devant moi, à la place passager. Il n'est plus au volant, sa parole va avancer sans discours, dans un champ désertique et illimité. Plus rien est prévisible. Il est seul. Ma présence s'absente derrière l'écoute. Je ne suis plus qu'un reflet auquel il tourne le dos, il devient tout entier parole, celle d'un homme d'ici, qui ne pèse pas plus que le poids de ses mots, ses mots qu'il dit, qu'il répète, toujours les mêmes, une petite dizaine qui font son échec, quelques mots à peine dans lesquels il tourne en rond comme un rat dans sa cage...  

la ville parait toute petite d'ici, trop petite pour ces quelques mots là...
je l'interromps rarement, paraphrase à rebours, quand je sens qu'il s'égare, que le discours veut reprendre le volant, quand il évite volontairement le chemin dangereux que ses propres mots désirent emprunter, sans son accord. Je m'autorise à ajouter des "précisez". Parfois, de longs silences se dressent devant sa voix, barrages à la fois immenses et fragiles. Il cherche à les contourner en empruntant un autre sujet de conversation. Puis s'arrête à nouveau, prenant conscience qu'il vient de revenir sur ses propres pas, arrêté devant le même barrage, le même silence. 

Ici je dis — continuez... Et il s'exécute, il continue. Fouille dans le silence un mot qui pourrait le fissurer. Et ce mot n'existe pas. Et il pleure. Et les larmes fissurent le barrage.... Il dit en sanglot qu'il ne peut pas... 
— vous ne pouvez pas quoi ?
— continuez. Je ne peux pas continuer. 
Le silence s'impose. Un silence qui signifie enfin quelque-chose. Un silence devenu la part le plus importante de sa parole.

S. est concentré, grave. Je ne vois pas son visage sur le siège arrière mais devine les lumières de la ville qui illuminent un tout autre visage, le sien dans sa solitude, le sien démasqué, sans costume de fils, de mari, de père, de titre à porter, le visage d'une parole qui parle pour la première fois, 
Avant nos rendez vous a-t-il été  un jour entendu ? S'est-il une fois entendu lui-même ? 

... et moi... avais-je jusqu'à aujourd'hui déjà écouté quelqu'un ?



Commentaires

annaj a dit…
on dit souvent il faut savoir s'écouter. .. ce qui est une manière de dire s'accorder de l'importance.
mais en écriture, s'écouter est autre chose, une attention à cette voix qui est presque autonome en nous, comme un parasite dont nous serions investi et malade