#168
Cette échappée cauchemardesque
n'a pas été sans conséquence une fois ma conscience retrouvée...
Suis-je à présent toujours vivant ? Ou bien aurais-je jusque-là
vécu dans un rêve dont la mort vient de me réveiller ? Dans le doute, j'ai ressenti le
besoin de retourner dans la cour du cimetière, comme pour vérifier
que ce qui venait de se passer n'était là qu'un songe angoissant
dont on se réveille en sueur, aussi soulagé que désemparé,
espérant qu'il n'était en rien prémonitoire...
En poussant la porte grillagée,
je découvre dans la nuit qui tombe une gigantesque pile de livres
sur un bûcher devant lequel le jeune homme en kesa noir est assis,
un flambeau planté à côté de lui, lisant à la lueur du feu
chaque livre l'un après l'autre. Il n'est d'ailleurs plus vêtu de
son kesa habituel, mais d'une sorte de tenue de cérémonie.
Comme dans mon rêve, de nombreux
trous jonchent le sol et je comprends à la vue de ses vêtements
plein de terre qu'il vient lui-même de profaner les sépultures afin
d'y déterrer les livres des anciens condamnés à écrire à mort.
Et pour une raison que je ne saurai comprendre, il semble les lire
une dernière fois avant de les jeter au bûcher.
Il est resté des heures ainsi, à
lire ceux qu'il avait lui même enterrés. Je n'ai osé
l'interrompre, ni même m'approcher de lui. Je le regarde à son insu
comme par le trou d'une serrure mais j'ai le sentiment qu'il sait que
je suis là et que cet étrange autodafé m'est indirectement
destiné.
Une fois terminé, il se saisit du
flambeau et met le feu à ses lectures.
La fumée des livres qui brûlent n'est pas une fumée comme une autre, elle semble contenir le souffle des voix murmurant une dernière fois leur droit au silence, à l'oubli...
La fumée des livres qui brûlent n'est pas une fumée comme une autre, elle semble contenir le souffle des voix murmurant une dernière fois leur droit au silence, à l'oubli...
Il est resté debout, fixant le
feu d'un regard illisible, comme s'il était à la fois soulagé et
terrifié d'avoir résolu aussi simplement l'énigme de toute une
vie.
Les flammes dans le vent éclairent
son visage comme jamais auparavant. Leurs mouvements contradictoires
lui donnent un âge indéterminé. Je crois d'abord voir en lui un
enfant, comme si l'enfance s'était arrêtée sur son visage et que
les drames du temps n'étaient passés que dans ses yeux... Et puis à
peine quelques secondes après, le reflet du feu est tout autre, et
c'est le visage dévasté d'un vieillard que j'aperçois, un
vieillard ayant des faux airs d'innocence, de nouveau né...
Soudain, (je n'en suis pas
certain), je crois l'avoir entendu dire à voix haute comme
poursuivant le silence de sa pensée :
... le feu ne décide de rien...
la décision nous revient...
À ces mots, il a esquissé le
semblant d'un sourire aussitôt disparu dans l'air de quelques larmes
jamais venues. Puis son regard s'est durci, on aurait dit celui d'une
pierre. Et ce regard ne l'a plus quitté...
C'est avec ce regard là qu'il fit
un premier pas, puis un autre... et encore un autre... comme si rien,
pas même la peur, ne pouvait détourner ses yeux de cette
décision...
...et sans même se retourner, il disparût ainsi... au cœur des flammes.
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