#164



Votre langue vous perdra.

Est-ce là une menace, un avertissement qu'à ne pas tenir ma langue, je cours vers ma défaite ? Ou bien est-ce une façon de me prévenir discrètement qu'en écrivant ce livre, je risque sans nul doute de me perdre ?
A peine avais-je écrit cette phrase que je dis à haute voix, comme pour confirmer sa validité :

« — Oui, notre langue nous perdra, les voix qui la hantent nous perdront dans ce dédale de nos mots... cette langue nous amènera vers le fin fond des galaxies de notre univers... Oui, là où la langue devenue lalangue universelle nous engloutira.»

Le petit homme en kesa noir qui à ce moment là balayait au pas de ma porte surprit mes mots. Il s'arrêta un instant, regardant intensément dans le vide comme s'il fixait droit dans les yeux la parole que je venais de jeter en l'air et dit :

«— Mais n'y a t-il pas autant de langues que d'hommes dans l'univers ? Sous l'apparat de leur ressemblance, la langue n'échappe ni à la singularité, ni à la solitude de chaque homme...
J'ai vu passer tant de détenus par ici. Souvent me reviennent des bribes de voix venues des livres de leur peine d'écriture désormais enterrés avec leur propre cadavre. Je ne saurais attribuer ces voix à des noms, encore moins à des visages, les ayant tous oubliés. Mon souvenir peut pourtant aisément les distinguer les unes des autres, toutes ayant une identité langagière qui leur est propre. Si bien qu'à force d'entendre toutes ces voix, chacune si singulière dans ma mémoire, j'avoue ne plus croire en une langue universelle, ni même à une seule et unique espèce humaine. Je crois que chaque homme, de part sa langue, est une espèce... en voie de disparition.»

Il s'interrompit, et c'est comme si le blanc qu'il laissait continuait de s'entretenir avec lui.
Je me taisais, envahi d'un sentiment d'amitié pour cet être énigmatique dont la discrétion et la distance qu'il gardait jusque-là ne semblent aujourd'hui qu'égards bienveillants, non seulement envers moi, mais aussi envers le monde qui l'entoure. Il reprit :

« — Une fois que la parole, à jamais inconsolée, en a fini de mourir à la disparition de celui qui parle, que reste-t-il de ce Réel des mots sans sujet ? Des traces sonores sans voix... de ce qui fut et qui n'est plus ?
Monsieur M. est mort. Pourtant vous seul entendez encore sa voix au cœur même de ce livre vide portant son nom. Et qu'importe si entendre cette voix relève de la folie ou de la foi, je ne peux que vous souhaiter d'être prêt à l'affronter tous les jours, toutes les nuits à venir, jusqu'à la dernière page de ce livre, que vous achèverez avant de disparaître à votre tour... et quand ce jour viendra, soyez sûr que je serai là pour vous enterrer à l'endroit même où repose ce qu'il reste de monsieur M.... et je prierai pour que la pluie tombe sur la terre recouvrant la mémoire de votre livre. »

— Et que ferez-vous ensuite ? Accueillerez-vous un autre détenu à ma place, lui aussi condamné à écrire un livre dont lui seul entend la voix ?

— Vous êtes le dernier condamné... Après vous ne restera plus que moi. Une fois votre livre enterré, c'est moi qui m'enfermerai dans cette cellule. Ma peine sera d'écrire de mémoire et d'oubli tous les livres que j'ai enterrés ici. Ma tâche sera de repeupler cette bibliothèque vide à craquer. Puis je mourrai à mon tour. Et resteront les livres sans lecteur, sans témoin pour témoigner... »





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