#590
alors que les prières que je lui adressais prenaient feu, l’écriture a pris de mes nouvelles. Elle a su que j’étais à l’hôpital. Au beau milieu de la page blanche, elle a lancé : « comment vas-tu ? es-tu toujours à l’hôpital ? » Si je n’étais pas malade, l’écriture ne m’aurait pas écrit. Je devine à la banalité de ses mots qu’elle joue à l’inquiétée. Lorsqu’on m’a emmené dans la salle d’opération, juste avant l’anesthésie, j’étais en colère après l’écriture. Au réveil, j’avais perdu toute confiance en elle. Ne sachant quoi répondre, j’ai laissé ses questions en suspens. Dans la crasse de ma blouse, seul devant le yaourt et les biscuits, l’odeur médicamenteuse et désinfectée me donne la nausée. J’apprends qu’une jeune patiente de 24 ans est morte hier. Nos regards s’étaient croisés dans le couloir sans se dire un mot. L’écriture m’écrit à nouveau parce-que la mort se rapproche de moi.
On demande souvent aux écrivants : à qui vous adressez-vous ? au lecteur ? l’écriture est ma seule lectrice, je n’ai la prétention d’aucun discours, je ne suis même plus parole, je suis silence avant tout, silence venu ici, sans prévenir personne, silence errant dans la canicule d’une ville que je reconnais à peine, ma ville natale soi-disant... je n’y crois guère, je ne crois plus en ma biographie, elle ment, impossible que je sois né là, enfant mon ombre n’est jamais passée sur ces briques rouges, ces couloirs n’ont jamais connu l’écho de ma voix, ces portails n’ont jamais été poussé par mes épaules, ces églises n’ont jamais accueilli mon scepticisme, ces immenses places n’ont jamais éprouvé ma peur de la foule, je n’ai jamais écrit sur ces tables, jamais embrassé personne sur ce banc, jamais pleuré sous cet arbre, jamais éclaté de rire non plus, non, je n’ai jamais parlé à Toulouse, ma langue n’y a jamais mis les pieds...
Avant de me quitter, l’écriture m’a demandé : « tu m’as déjà menti ? »
Oui, je lui ai raconté des rêves que je n’avais jamais faits, des rêves inventés, des rêves qui nous concernaient, mais la vérité, c’est qu’en deux ans, j’ai rêvé d’elle pour la première fois hier, avant l’opération. Je commence à rêver d’elle parce-qu’elle ne rêve plus de moi. J’enrage : les coups, si longtemps retenus, maintes fois imaginés... sont enfin partis. Ma voix jaillit de mes lèvres démuselées, je crie, le doigt pointé vers l’écriture et tabasse son absence, ceinture à la main, lui faire regretter ses derniers mots, le désastre qu’ils ont entrainé dans ma vie. Je fouette le vide, jette les bouteilles de bières sur les murs que je prends pour son visage. Ma violence n’a d’égale que ma jalousie. je suis jaloux de l’écriture, jaloux qu’elle écrive sans moi, jaloux des nuits qu’elle partage avec la solitude d’un autre, jaloux des voyages qu’elle fait, jaloux des voyages qu’on ne fera pas, jaloux qu’elle explore une autre langue que la mienne, jaloux de son oubli, oui l’écriture m’a déjà oublié, moi j’en suis incapable, alors je roue de coups le vide autour de moi, sous le soleil funèbre, la pluie brûlante, je marche furieux dans nos souvenirs, regarde les rambardes où j’ai attendu l’écriture, les bancs où nous avions écrit, hurler, parfois même pleurer. Même les murs commencent à oublier notre histoire. Notre histoire appartient désormais aux choses mortes. L’écriture meurt de ne pas revenir. Et moi je meurs d’attendre.
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