#580

Écris pour donner tort à l’écriture ! Venge-toi d’elle ! Elle — elle qui était si fatiguée de rester dans la clandestinité —va désormais commencer à haïr la lumière, je vais tout déclarer publiquement, dans le noir des nuits échouées, sec comme un rapport de police. 22 heures 22. Je me sens délivré du lecteur. Je m’adresse à l’écriture uniquement. Je lui parle à voix haute. Il y a des chances que l’écriture m’entende, là où elle est aujourd’hui. Chez moi il fait nuit, chez elle le jour tombe, j’ignore ce qu’elle fait, l’amour peut-être, ou bien elle s’ennuie, elle marche peut-être dans la rue du Taur, vers Saint Sernin, dérive vers Bayard, remonte la rue Matabiau, elle longe le canal, croise des flics, des prostitués, des hommes errants seuls, casquette vissée sur le regard. L’écriture s’est-elle déjà assise sur les bancs du jardin Japonais, à Compans Caffarelli ? l’écriture a dû croiser à son insu ma vieille mère traînant la patte, ou un de mes anciens ennemis. L’écriture erre dans ma ville natale, elle y revient pour moi qui n’y vais plus depuis longtemps, elle arpente à son insu ma mémoire, ignorant tout de mon histoire avec ces rues, la défiance et l’horreur que j’en ai : la rue du cabinet d’orthophoniste, le couloir de la cave poésie menant à mon école, à mon angoisse, la rue des premiers coups, du premier racket, la rue du premier tag, celle du premier baiser, celle où j’ai écrit au mur mon nom prénom et numéro de téléphone, accompagné d’un dessin représentant un bonhomme vert et souriant... l’écriture passe devant ces lieux, ces signes sans y prêter attention. Elle ne connait rien de moi. Et je ne connais rien d’elle. Nous nous sommes sentis si intimes, mais dans le présent uniquement. L’écriture ne m’a pas laissé le temps de nous rencontrer autrement...



je ne sais pourquoi prendre du plaisir à écrire me paraît si absurde, écrire ne relève en rien du plaisir pour moi, écrire c’est comme regarder par la fenêtre, le regard un peu vide, sans sentiment particulier. Écrire c’est consacrer du temps à plonger dans sa distraction, écrire aussi comme mon désir hurle seul avec un air de bête en cage, je vais faire douter l’écriture de son anonymat, je vais la jeter sèchement comme on pousse un corps sur le lit d’un hôtel à l’heure, je vais lui montrer, malgré ses moqueries constantes à mon égard, je vais lui montrer qui mène la danse, je la mène depuis notre première rencontre, je suis le créateur de l’histoire, je suis celui qui a fait croire à l’écriture qu’elle était capable de sentiments. Encore aujourd’hui, si l’écriture est honnête avec elle-même, elle ne peut nier la singularité de notre rapport. Nous étions fait pour nous rencontrer, nous reconnaître dans le hasard... dans mes mains l’écriture croyait en son existence pour la toute première fois, elle n’était plus fiction, elle devenait palpable, odorante, audible, avant moi elle était encore vierge de toute vie, elle avait déjà écrit des histoires certes, mais la nôtre était différente, c’est la façon dont on la racontait qui comptait vraiment, les journées et les nuits  passées ensemble furent rares et puissantes. Je suis certain de n’avoir jamais fait semblant. Le temps ne passait plus. La nuit tombait trois heures après l’aube. Ce soir j’entends au loin l’écriture rire avec son nouvel écrivant...

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