#536


Elle l’a quitté ainsi, sans se retourner, en regardant sa montre pendant qu’il parlait, impatiente d’en finir, payant le dernier verre dans son dos, comme pour ne rien lui devoir, pas un millier de dôngs. C’est donc fini pour la troisième fois. Cette fois-ci semble définitive. Ils avaient jusque-là pris l’habitude de se quitter tendrement, malgré la tristesse. Mais aujourd’hui, c’est la colère qui les envahit. Le ton de leur discussion absurde couve une première (et dernière) dispute. Ils se seront aimés plus d’un mois, dans quelques restaurants, des chambres à l’heure. Ils ont fait l’amour comme un temps mort, une pause de quelques heures hors de leur vie respective, bulle sombre et blanche comme un drap souillé. 

Lui sent l’odeur coupable des silences de T. Une phrase du Marin de Gibraltar lui revient :
On perd toujours beaucoup de temps, dans la vie, dis-je, si on se mettait à tout regretter ... tout le monde se tuerait

Puis elle l’interrompt son silence pour prendre la parole, un flux de mots lâché comme un taureau sur lui. Elle s’adresse à lui comme on piétine un homme. Il tente de riposter tout aussi maladroitement. Il y a un froid entre leurs corps, enlacés il y a encore quelques heures. Chacun dans son désert, la source d’eau s’évapore aux yeux de leur soif. 

Elle part. Lui reste assis, finis amèrement le Malbec argentin. Il regarde l’empreinte du rouge à lèvres sur la paroi du verre, respire le souvenir d’une odeur, touche la peau absente. Le désir se réveille seul. Sans bras ni lèvres pour l’accueillir. M. a soudain très froid. Il demande l’addition. La ville lui répond — your friend already paid. 

Combien lui a coûté ma compagnie ?

Il part marcher sur l’avenue. Une sorte d’amertume l’envahit au cœur de la foule. Il cherche des larmes en lui mais ne trouve que de la colère. Alors il s’accroche à un souvenir, sans savoir s’il n’est pas en train de l’inventer. Chambre 407. Sa peau sèche dans le courant d’air de la chambre. T. dort. Lui est assis là, devant le rideau tiré. La rumeur de la ville remonte comme la marée. Il ignore les appels de la rue. Il demeure, immobile, comme un modèle posant devant un peintre absent, offrant au vide son corps, son regard, sa posture, sa présence inerte comme matière à créer.

T. continue de dormir d’un sommeil sans rêve, proche de la mort. La fatigue du travail s’est abattu d’un coup sur elle, sans crépuscule. C’est déjà le soir. Il reste une heure, une heure qu’ils passent chacun de leur côté, dans la même chambre. Avant 19 heures, elle ouvre les yeux et lui demande inquiète : — est-ce qu’il pleut ?

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