#245

"L'ERRANCE DE L'OISEAU



Si tu es un oiseau
Rien d'autre qu'un oiseau
Au moment où le vent se lève
Tu t'envoles
Écarquillant ton œil tout rond
Tu regardes dans l'obscurité ce sacré bas monde
Au-delà du marais des ennuis
En vol de nuit, sans but précis
À l'écoute du sifflement de l'air et le cœur battant
Quelle aisance dans l'errance


Tu tournes en un cercle ou vas tout droit, libre de choix
Sans obligation de revenir au même endroit
Pourquoi alors reprendre ces minuscules scrupules
Plus de souci, plus de contraintes ni de rancune
Une fois dégagée du fardeau du passé
Ta liberté est au bout des ailes
Tu voltiges, tourbillonnes à ton gré
Un piqué et un rase-mottes ensuite
Et cette terre si lourde autrefois
Commence à balancer avec toi
Tantôt ondule comme une nappe
Tantôt se dresse comme une muraille
La perspective, obsession illusoire jamais aboutie, ainsi disparue
Tant de merveilles successivement inattendues


Brouillard ou nuage
Tu traverses d'un large trait
Et recueilles la lueur et l'aurore
Tout en survolant les montagnes mouvantes
Puis un lac tournant miraculeusement
C'est ainsi que ton esprit circule
Entre le désert et la mer, à la jonction du jour et de la nuit
Tandis qu'un œil immense te conduit vers l'inconnu
Et tu es un oiseau
D'avoir eu une fois un tel regard
Tu t'immerges aussitôt dans la méditation
Révélée par une métaphysique de la vision
Effacée de tout trouble creusé par les mots
Si épurée et limpide que même la distance du proche au lointain
s'est fondue dans l'infini
Ce qui est flou, difficile à percevoir
Ce que tu as envie de voir sans oser l'imaginer
D'un coup, tu y accéderas


Dans une luminosité éblouissante
Le vide, autant que la plénitude
Fait s'affronter l'éternel à l'instant
Une transparence du temps
De certaines ombres ou fissures
Surgit un vague oubli


Tout cela que tu n'as jamais eu, aussi éphémère qu'imprévu
Le moindre égarement te fait immédiatement perdre la vue 

Et tu bascules de nouveau dans la pénombre
Sachant bien que tu n'es pas oiseau
Ne parviens plus à te dégager de l'angoisse
Qui te harcèle constamment de toute part
Et le fracas de tous les jours ne t'épargne pas


Une lutte inutile
Tu devrais au moins trouver un havre
Pour le calme de ton âme, si tu en as encore une
Un espace quelque part
Un univers, ni paradis ni enfer
Où se pose l'apesanteur de tes sens


Voilà le lieu préservé du dernier jugement
Et épargné de la nouvelle utopie
L'endroit que les oiseaux réservent au sacrifice
Avant que la nature ne les récupère
Pour qu'ils se meurent dans le silence
Pourtant comment trouver cette terre immaculée
Où peut-on obtenir une telle sérénité
À la fin de la vie fatiguée et abîmée

Et as-tu jamais vu un oiseau vieux
Affaibli, lamentable ou anxieux
Qui se plaint, qui pleurniche
Qui trompe, qui triche
Sans parler de celui qui quémande la survie
Même si à l'agonie, lui, a déjà préparé son refuge
Là où il attend calmement que sa vie s'en aille
Ce lieu saint que tu ne trouves nulle part
Que tous les oiseaux savent
Après avoir joui de la pleine aisance
Le moment venu, ils s'y rendent pour le dernier hommage


Gao Xingjian

Commentaires

annajouy a dit…
magnifique
l'aisance du dire, du vol et l'intelligence de l'oiseau