#216
Avec le temps, quelques voisins commencent à me reconnaître, à me saluer d'un signe de la main ou d'un furtif hochement de tête. La plupart d'entre-eux continuent de m'ignorer. Ici personne ne connaît mon nom. On ne me l'a jamais demandé. À quoi bon puisque tout le monde sait d'où je viens : d'ailleurs.
Ils m'appellent le người nước ngoài, le Tây, l'étranger. La curiosité des premiers jours a peu à peu disparu. Je ne suis pas pour autant devenu un parmi d'autres. Bien au contraire. L'indifférence est telle qu'au fil des jours, ils ont probablement oublié que j'habitais l'immeuble... et c'est tant mieux. Je passe au milieu d'eux, invisible, comme l'ombre d'un homme qui n'a jamais existé. C'est tout comme depuis que je ne sors plus, que je préfère rester perché sur ma branche de béton du quinzième où mon silence est une antenne captant les ondes de leurs voix, de leurs gestes, de leurs habitudes, parfois même des bribes de leur intimité. Je tue tant d'heures à ne rien faire à ma fenêtre que je connais tous les recoins secrets de leur enfer...
Le moindre besoin est devenu une corvée. Je ne me douche même plus. Reste la plupart du temps nu, bois le moins possible pour ne pas pisser... Aujourd'hui, je n'ai encore rien avalé. Le frigidaire est aussi vide que ma pensée. Il y a bien deux oeufs oubliés datant d'avant mon départ pour la France. Je les casse dans un bol espérant que leur odeur de pourriture me coupe l'appétit. J'ai bien failli vomir. Mais l'écoeurement n'a pas suffi à faire taire mes crampes d'estomac. Pas d'autre choix que de sortir si je ne veux pas mourir de faim. Le quán ăn où je m'assois chaque soir est aujourd'hui fermé. Il me faut aller plus loin, chercher une autre table où m'asseoir. Il y en a bien d'autres, beaucoup d'autres même, mais leur caractère nouveau m'inspire la plus grande crainte. Il suffit d'un infime imprévu dans mes habitudes pour que je sois complètement perdu. Mes pas ne mènent nulle part. Marcher dans cette torpeur est insoutenable. J'ai presque envie de pleurer. C'est ridicule mais c'est ainsi. Je cherche une brèche où sauver mes larmes du regard des passants, rentre en douce dans un immeuble mal surveillé et monte discrètement jusqu'au toit pour enfin m'extirper du mouvement effréné de la ville.
La nuit va tomber d'un coup. Sans crépuscule. Je m'accroche à cette demie heure de jour restant comme à mon reste de raison.
Commentaires