#198
La nuit d'avant le vol, je n'ai dormi qu'une poignée d'heures, à peine une sieste nocturne au rêve interrompu brusquement par la sonnerie du réveil-matin. J'ai ouvert les yeux comme j'ai pu, la conscience encore lourde d'étrangetés, pas tout à fait certain de reconnaître le monde dans lequel je venais de me lever du mauvais pied.
J'ai regardé à la fenêtre la brume du tout petit matin déchirer les buildings au loin attendant que l'heure vienne. Et l'heure venue la chienne des voisins n'a pas manqué d'aboyer une dernière fois en m'entendant monter dans mon taxi vert qui une demie-heure après finissait sa course aux portes de l'aéroport le compteur à cent mille dôngs et des poussières.
J'ai longtemps hésité à revenir sur mes pas mais je savais au fond de moi que je ne pouvais rester ici et écrire chaque nuit sans monsieur M. pour me tenir la main... Il est désormais grand temps de me retourner, de remonter comme une montre le chemin de ce dénommé Mathias en marchant dans les traces de ses anciens faux pas.
Quelques heures après de bien fatigantes formalités à chercher le guichet où présenter mon passeport et mon billet, je suis arrivé au service d'immigration avec une certaine crainte mais aussi le secret espoir que ce passeport ne soit pas reconnu comme mien. Et si la photo me trahissait? Et si je n'étais pas ce nom, ce prénom, ce visage si juvénile pour son âge, ce mètre soixante-dix-huit aux yeux marrons? Et si par chance je n'étais pas celui que j'ai été?
L'agent est resté de longues minutes devant ma pièce d'identité, l'air suspicieux, tout en relevant le regard vers moi, comparant la photo d'un homme et l'homme se présentant comme étant celui sur la photo. Malgré le doute persistant, il finit par tamponner mon document avant de me rediriger vers une longue queue où j'entendais déjà du français parlé par des français non sans un certain dégoût. J'ai fait semblant d'être d'ailleurs, d'une autre nationalité. En comprenant leur langue, je ressentais chacune de leur parole comme un viol de cette frontière qui me sépare des autres, cette distance que j'ai besoin de préserver pour pouvoir respirer paisiblement. Sans elle, les mots de leur parole m'accablent de leur violente absurdité.
Je ne sais comment j'ai survécu à l'enfer de cette queue bondée de "compatriotes". J'ai ensuite respecté les mesures de sécurité, retirant ma ceinture, ma montre, mon ipad, mes clefs. Je ne devais rien posséder de suspicieux puisque je suis passé sans encombre. J'ai remis ma ceinture, ma montre, j'ai rangé l'ipad... et en reprenant mes clefs, je me suis souvenu qu'elles ouvraient un portail bleu, seule trace mémorielle de cette étrange adresse à laquelle je me rendrai une fois arrivé. Alors que j'attendais le boarding time à la porte d'embarquement, j'ai lu à nouveau l'adresse énigmatique notée sur un bout de papier froissé de la main d'une écriture étrangement familière:
le bout du village
31430 Lussan
Je dérivais déjà dans le ciel attendant d'échouer comme un naufragé dans le pays qui m'a vu naître puis disparaître une bonne vingtaine d'années après, un jour d'été indien d'il y a sept ans.
Sept ans, ce n'est pas si loin, à peine à douze heures trente de vol et deux plateaux repas. À bord il y a ceux qui dorment tout le long du trajet et les insomniaques de mon espèce qui boivent pour oublier les crampes et s'assommer, jetant un coup d’œil sur un ou deux films au hasard, peu concernés, s'emmerdant ferme durant de longues heures côté fenêtre ou dans l'allée.
Sur mon petit écran, je regarde cette étrange carte du monde où je peux voir notre avion survoler des noms de villes, de pays. Je m'éloigne peu à peu du nom d'Ho Chi Minh. Je ne sais quand je reviendrai... Et si je ne revenais pas? Une angoisse tout à coup me saisit. J'ai peur d'oublier.
Est-il possible que j'oublie l'odeur de moiteur d'essence et de pluie de soupe de fritures et viandes grillées de la ruelle dans laquelle j'habitais, la plainte aboyée de ses chiens, ses rats se disputant les ordures jetées à même le trottoir, ses coqs de combat qui hurlaient en plein coeur de la nuit comme des voisins discutant à leur fenêtre d'un immeuble à l'autre, et les rideaux de ma chambre toujours fermés transpercés par la lumière du jour comme le soleil troue le noir de la cabine de ses rayons éblouissants?
Est-il possible que j'oublie le pont si cher à mes yeux sur lequel je passais en scooter en rentrant du travail, ce pont à la vue si apaisante en fin de journée qui aurait bien mérité une photo ou au moins quelques lignes que je n'ai fait que remettre à plus tard... jusqu'à jamais?
Est-il possible que j'oublie ce fauteuil posé là comme oublié depuis toujours sur lequel j'ai regardé presque une journée durant des passants passés en m'imaginant leur vie, leur chemin, leur foyer, leur famille, leurs angoisses, leur solitude?
Est-il possible que j'oublie ce bar aux vitres teintées où pour la première fois de ma vie je payais pour la compagnie d'un corps dont j'ai oublié le visage, l'odeur de parfum bon marché. Est-il possible que j'oublie le prix que ça m'avait coûté et la déprime extrême qui m'accablait lorsque je suis sorti du bar à l'aube d'un jour que j'aurai tant voulu ne jamais voir se lever?
Est-il possible que j'oublie ma chambre, ma petite table de chevet où les lectures en cours s'empilaient comme autant de voix les unes sur les autres? Est-il possible que j'oublie les livres que j'ai lu ici, ceux qui ont su m'accompagner quand toute parole, quel qu'elle soit, "m'esseulait"?
Certes, je n'ai pas oublié chacune de leurs pages. Mais que m'en restera-t'il dans un an, dans dix ans? Peut-être me faudra-t'il les relire comme au premier jour avec le même émerveillement, la même admiration, la même reconnaissance pour ces voix fraternelles, ce lien de sang noir qu'elles ont su inventé quand j'étais si seul que ce soit en famille ou avec les quelques amis que j'ai perdu depuis.
Le nom de Ho Chi Minh sur la carte a désormais disparu. Aurais-je déjà oublié ce que j'y ai vécu? Restent bien quelques lieux attachés à des bribes d'expériences ayant désamorcées tant de craintes tout en en créant de nouvelles plus insurmontables encore.
Certes je me souviens de cela, même vaguement, mais pour combien de temps? Est-il possible que j'oublie à mesure que je m'éloigne? Est-il possible qu'en quittant cette ville, ma mémoire m'ait quitté? Est-il possible que je sois parti pour mieux oublier encore? Est-il possible que j'oublis ce je fus jusqu'à aujourd'hui? Suis-je déjà mort là-bas, à peine quelques heures après être parti?
Alors qu'une petite vieille peine à rejoindre son siège au beau milieu d'une légère turbulence, je ferme les yeux comme pour simuler un sommeil perdu d'avance. Est-ce la silhouette de monsieur M. que je vois passer une dernière fois tel un souvenir derrière mes paupières tremblantes? Une fois le manque dépassé, que restera-t'il de ce personnage si ce n'est un trou dans mes insomnies, un membre de ma voix oublié aussitôt amputé?
Je savais qu'en décidant de partir ainsi, je le quittais pour de bon. Il faut désormais l'assumer.
Alors que la carte indique que notre avion est en train de survoler une mer, j'imagine l'effrayante ėtendue d'une eau noire comme de l'encre de Chine à perte de vue et me demande si monsieur M. n'est pas devenu un clandestin fuyant la terre de ma solitude en guerre et qui sur son radeau regarde peut-être mon avion passer. Je le salue de la main par le hublot comme on fait signe à un inconnu resté sur le quai alors que notre train s'en va vers une ville inconnue.
Je crois l'avoir vu me regarder. Il ne m'a pas répondu...
Nous survolions l'Inde quand j'ai à nouveau relevé le volet du hublot. Je dessinais dans les nuages sous mes yeux je ne sais quelles rues, je ne sais quels visages d'indiens de Calcutta, ma pensée voyageant là où je n'ai jamais posé le pied. Des vers du cahier d'un retour au pays natal me revenaient soudain en mémoire:
Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-
panthères, je serais un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas
l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture
on pouvait à n'importe quel moment le saisir le rouer
de coups, le tuer - parfaitement le tuer - sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot
mais est-ce qu'on tue le Remords, beau comme la
face de stupeur d'une dame anglaise qui trouverait
dans sa soupière un crâne de Hottentot?
M'étais-je assoupi ou avais je passé le reste du vol le regard perdu dans le ciel de ce monde?
C'était déjà l'heure où les portes s'apprêtent à s'ouvrir de l'autre côté de la lumière. La température sur Paris est de 19 degrés, le temps nuageux. Le commandant nous remercie d'avoir choisi Air France. Les passagers en correspondance pour Toulouse sont attendus au bout du couloir. Étions-nous en retard?
Je repris vie à la vue du bout de ce voyage qui n'avait finalement duré que quelques pages. La fatigue était si pesante que j'ai traversé l'heure du second vol tel un somnambule dans son sommeil. Je me souviens à peine des couleurs de la mort du jour à mon hublot.
Il faisait déjà noir quand je suis arrivé à Toulouse.
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